De toutes les salles de leur bâtiment, la petite salle de réunion n’avait encore été que peu utilisée. Comme leur équipe était plutôt récente et les données à traiter en quantités assez importantes, ils n’avaient jamais pris le temps de s’y rendre pour y discuter de leur travail. Au stade de leurs avancées, ils privilégiaient l’échange direct des informations nécessaires lorsqu’ils se croisaient et demandaient celles dont ils avaient besoin à l’instant. Chacun avait pensé qu’elles seraient programmées lorsqu’ils en viendraient à leurs premières conclusions… Pourtant, la veille au soir, ils avaient eu la surprise d’être conviés à une réunion le lendemain matin, juste après le petit-déjeuner, à huit heures. Untrill, qui les en avait informés, n’avait pas donné de plus amples détails et les avait quittés en les laissant dans le plus grand désarroi. Questionner Mara et Valène, qui connaissaient mieux Untrill que le trio, n’avait eu aucun effet : elles s’étaient révélées tout aussi perplexe qu’eux. Kylio n’avait pas été d’une grande aide non plus, noyé sous ses rapports administratifs dont ils n’avaient pas osé l’extraire.
A présent, les cinq chercheurs se tenaient dans la petite salle. La salle était organisée comme un petit amphithéâtre sans niveau avec deux rangées de chaises et de tables, juste assez grandes pour poser leurs entolons de travail. Devant eux, le système holographique était encore éteint, ce qui ne les étonnait qu’à moitié ; dans tous les cas, il ne devrait pas être utilisé cette matinée-là. Tous espéraient que cela signifiait que quelque fût le sujet, cela ne prendrait pas trop de temps. Mais pour le trio, c’était également une source d’inquiétude. Cela signifiait-il que leurs activités extérieures avaient été découvertes ?
Plus que cinq minutes et ils sauraient à quoi s’en tenir.
Alors ils attendaient. Observer la salle avait déjà été fait et il n’y avait presque rien à voir. L’agencement était sobre et fonctionnel, à l’image du reste. Des panneaux de bois couvraient les murs, dont deux supportaient des plantes, et les larges fenêtres donnaient sur l’extérieur, les allées caillouteuses et la végétation. Les rares allées et venues au-dehors étaient loin d’être distrayantes et la pluie qui tombait non plus. La lumière que procuraient les appliques murales était douce et bienfaisante, et la tranquillité et le silence du lieu les incitaient davantage à piquer une sieste qu’à autre chose. Ils auraient bien discuté pour passer le temps mais ils ne surent quoi dire, et surtout ils n’osèrent pas. Pas seulement à cause de la présence de Mara qui, les yeux fermés, somnolait déjà, ou de Valène qui se limait les ongles avec un air ennuyé. Peut-être était-ce le stress dû au fait de ne pas savoir de quoi il était question qui contribuait à cela ; ils en étaient réduits à ruminer leurs pensées en silence, seuls. Et à attendre.
Ils n’eurent pas à attendre longtemps. La porte s’ouvrit dans un mouvement brusque et céda le passage au Docteur Rocombell et à Untrill qui chuchotaient entre eux. Le trio se redressa sur leurs sièges, attentifs. Cependant, Mara n’eut pas la moindre réaction et Lionel se sentit obligé de la réveiller à l’aide d’une légère secousse à l’épaule. La jeune femme se redressa avec un léger hoquet et lui adressa une œillade fatiguée en guise de remerciement. Les deux nouveaux arrivants prirent place sur les chaises face à eux. Rien ne les séparait hormis l’espace et leurs propres pupitres, et cette proximité, supposée rapprocher les membres du groupe, accroissait l’angoisse grandissante du rouquin. Il sentit brièvement la main de Moriss qui lui pinça la sienne plus qu’il ne la serra mais ce geste lui apporta un certain réconfort. Il psalmodia en lui-même des mots d’apaisement, essayant de se convaincre qu’il n’y avait pas lieu de s’inquiéter quand il n’avait nulle preuve que la réunion dût prendre ce sens-là. Le visage du Docteur et d’Untrill n’auraient-ils pas dû afficher un air des plus sévères voire réprobateurs, dans le cas contraire ?
– Bonjour à tous, commença Bérénice avec un sourire, et le trio faillit soupirer de soulagement à ce simple constat.
Leurs pires craintes se dissipaient lentement. Elle n’arborerait pas un tel sourire si elle venait les réprimander voire les sanctionner.
– Je sais que nous n’avons que peu eu l’occasion de se rencontrer et je le regrette. Cependant, comme vous le savez, le contexte actuel est assez particulier.
Les trois amis se raidirent mais heureusement, ce rappel n’enchantait pas davantage les autres.
– Comme vous le savez sans doute, une réunion a été organisée il y a quelques jours avec les différents intervenants à la tête du projet pour discuter des dispositions à prendre dans ce contexte.
Son visage dévoilait une telle insatisfaction qu’ils devinèrent aussitôt que quoi qu’elle eût défendu, elle n’avait pas eu gain de cause. Ils n’osèrent pas intervenir, se doutant que si elle évoquait ce point, ils devaient être concernés d’une manière ou d’une autre et en connaitraient la raison dans quelques minutes.
– Etant donné les circonstances, j’ai demandé à ce que les différents projets soient suspendus jusqu’à ce que les causes de ce dérèglement soient clairement établies, mais ma demande a été rejetée. Toutefois, une commission d’enquête a été ouverte afin de déterminer, si cela est possible au vu des moyens alloués, ce qu’il se produit, ainsi que d’étudier le phénomène en cours, ses évolutions possibles et ses conséquences.
Le trio dut lutter pour ne pas s’entreregarder à ces mots. Mara croisa ses bras sur sa poitrine, détendue, ce qu’ils lui enviaient. C’était logique et en même temps, selon le déroulement de cette enquête, ce n’était pas bon pour eux. Pas bon du tout. Surtout pour Lionel, s’ils mettaient la main sur l’algue qu’il avait prélevée.
– Afin de réaliser cette enquête, et comme nous devrons attendre plusieurs semaines avant de recevoir un renfort de moyens – matériel comme humain –, il nous a été demandé d’envoyer des spécialistes en biologie animale et végétale dans les différentes stations établies selon une liste. Vous vous doutez certainement de la suite : étant donné le lien potentiel entre les dégâts observés dans notre fosse et les bouleversements partout ailleurs, il nous est apparu nécessaire d’y intégrer des spécialistes en biologie des profondeurs aux points les plus pertinents, et mes collègues sont tombés d’accord avec cela. Cependant, jusqu’à ce que l’on nous en envoie d’autres d’Argos, nous sommes pour le moment, avec les équipes des Docteurs Frénert et Joanson, les seuls à être de cette spécialité car comme vous le savez, les recherches à de telles profondeurs n’ont été entamées que récemment.
– Vous voulez que nous nous rendions là-bas ? Tous ? Mais nos recherches ?
– Non, pas tous. Vos recherches ici sont importantes, surtout dans le contexte actuel et de toute façon, nous n’avons pas suffisamment de sous-marins pour cela. Seuls deux nous ont été accordés pour le moment, donc seuls deux d’entre vous partiront dans les stations désignées en des points stratégiques – celles d’Aqtôn et de Kerman. Toutes deux se trouvent à une certaine distance de cette ile et surtout, des fosses se trouvent à proximité. Il serait intéressant de comparer ce qu’il s’y passe avec la nôtre.
Là, les trois collègues n’hésitèrent plus à croiser leurs regards, leur crainte envolée. Au contraire, une certaine excitation les saisissait. La voilà, la mission inespérée !
– Etant donné les fonctions d’Untrill, de Valène et de Mara ici, c’est à deux d’entre vous de vous désigner pour le départ, ajouta-t-elle au trio, à leur grande satisfaction. Il est fixé pour demain. Je ne vous demande pas de vous désigner dès à présent, nous vous laissons la journée pour y réfléchir, mais nous devons avoir les noms d’ici ce soir, auquel cas nous vous désignerons arbitrairement. Nous donnerons ce soir les détails sur les modalités de déplacement – c’est en cours d’organisation – et sur les analyses à mener en priorité là-bas – je dois finir d’en discuter avec les autres responsables d’ici une demi-heure. Des questions ?
Le silence ponctua ses paroles. En tant que scientifique et leur représentante, ils n’étaient pas si étonnés que personne n’eût pris la peine de les convoquer pour sélectionner les analyses les plus pertinentes – Bérénice saurait s’en charger elle-même. Cette dernière se leva. Après quelques salutations polies, elle quitta la pièce sans que personne ne bougeât. Untrill finit par l’imiter et les invita à en faire de même.
– Il nous reste encore beaucoup de travail, statua-t-il. Vous pourrez en discuter durant la pause déjeuner.
Mara et Valène se levèrent à sa suite, peu concernées par ce choix. Elles le talonnèrent tandis qu’il quittait la pièce. Seul le trio demeura dans la salle, de manière délibérée malgré les paroles de leur ainé. Lorsque leurs collègues eurent disparu dans les escaliers en partance vers le rez-de-chaussée, ils se mirent à chuchoter entre eux.
– L’occasion est inespérée ! s’enthousiasma Kreya, bien qu’elle se réfrénât pour conserver une voix basse. Et nous qui pensions que ce ne serait pas possible !
– Mais ce n’est pas exactement annonciateur de bonnes nouvelles, cette histoire d’enquête, rétorqua Moriss d’un ton un peu inquiet. Qui sait jusqu’où ils remonteront ?
Kreya grimaça mais écarta la remarque d’un geste de la main.
– Nous n’en sommes pas encore là. Et puis il faut se décider : qui y va ?
– Bah, vous deux, fit Lionel d’un ton morne, et comme les regards surpris de ses collègues se tournèrent vers lui, il se justifia : Tout est dans ma chambre.
– Ouais, et il vaut mieux ne pas prendre le risque de tout déplacer, acquiesça Moriss.
Kreya hocha la tête pour appuyer ses propos.
Si Lionel avait d’abord ressenti de l’excitation comme ses amis, elle était vite retombée lorsque la réalité lui était revenue de plein fouet. L’idée ne le mettait plus du tout en joie. Le fait que ses amis partageassent son secret lui avait fait un bien fou et avait été un soulagement sans nom, mais la perspective de se retrouver seul pendant plusieurs jours au sein du complexe, sans eux, le mettait mal à l’aise. Ce n’était pas seulement un sentiment pesant de solitude ; cependant, il se doutait que l’isolement à venir allait faire rejaillir la paranoïa qui avait été sienne durant la période où il avait caché son acte à tout le monde. Il la sentait déjà remuer dans un coin peu sombre de son esprit.
Cependant, il savait tout comme eux que cela leur était nécessaire pour avancer dans leur quête de réponses, sans compter qu’ils n’avaient pas le choix. Il n’aurait plus qu’à prier qu’ils rentrassent le plus vite possible, et que rien ne se passât durant ce laps de temps.
Son mal-être ne passa pas inaperçu.
– Lionel, ne commence pas déjà à t’inquiéter, fit Moriss d’une voix douce, dans le but de le rassurer. Tu es devenu une vraie boule de stress, tu sais.
Il ne répondit pas. Il avait déjà oublié les mots prononcés. Il avait toujours été d’une nature angoissée, de toute façon même si effectivement, elle s’était exacerbée sur cette planète. Surtout après son initiative malencontreuse.
– Le Docteur Rocombell n’a pas précisé la durée de ces excursions, n’est-ce pas ?
Ses deux amis prirent un air contrit.
– Non, elle ne l’a pas fait. Cela dépendra sans doute de l’avancée de nos recherches et de ce que l’on y trouvera.
– Sans compter que tous les détails ne sont sans doute pas encore réglés.
Lionel acquiesça en silence et se mordit la lèvre. Ces prochains jours allaient être des plus éprouvants.
Car si jusque-là, il avait maintenu l’illusion, dans son esprit, de contrôler un tant soit peu les choses, ce n’était plus du tout le cas désormais.
– A bientôt !
Lionel n’eut pas la force de répondre tandis que ses deux amis se retournaient pour partir vers le port. Chose étrange, ils ne quittaient pas le complexe en sous-marin, car ces derniers gagneraient les stations quelques jours après l’envoi des équipes pour assurer une certaine suppléance aux stations les plus démunies, incapables d’assurer elles-mêmes les conditions idéales pour cette enquête. Alors pourquoi ne pas attendre ? C’aurait pu être le cas de Moriss au moins ; mais comme ce n’était pas le cas pour d’autres, ils préféraient faire un envoi groupé. D’où leur départ.
Les deux collègues disparurent de son champ de vision, mais cela ne l’empêcha pas de continuer à fixer l’endroit où ils se trouvaient encore quelques secondes plus tôt et où ils lui avaient fait leurs adieux. Comme s’il ne parvenait pas encore à y croire, à intégrer le fait qu’il se retrouvât seul désormais, seul avec les autres. Comme si son seul regard permettrait de changer les choses et que tout à coup, ils réapparaitraient. Ils avaient bien tenté d’apaiser ses craintes, qui avaient empiré durant la nuit écoulée. Ils avaient même plaisanté sur un prétendu crush d’Untrill à son égard qui le dissuaderait d’être trop regardant mais comment prendre cela au sérieux et se sentir rassuré ?
– Tu comptes rester planté là encore combien de temps ?
Lionel retint un sursaut à l’entente de la voix de Mara, pourtant tranquille voire légèrement ennuyée. Elle ne regrettait pas de ne pas être du voyage – bien au contraire – mais depuis l’annonce, le fait de devoir gérer les expériences lancées par les autres la rendait morose. Avoir du travail supplémentaire l’agaçait, même si Untrill leur avait explicitement indiqué qu’ils n’attendaient pas d’eux la même productivité à trois qu’à cinq. Cependant, le fait de devoir toucher à d’autres domaines que celui qu’elle privilégiait, même si ce n’était que du traitement informatique de données – sans analyse ni interprétation, qu’elle était incapable d’assurer de toute façon –, ne l’enchantait pas. Ne plus avoir Lionel pour l’aider non plus.
Il secoua la tête pour chasser ses mauvaises pensées et son anxiété grandissante – ce qui ne fonctionna pas – et après un acquiescement, il la rejoignit dans le couloir. Même si elle ne l’avait pas dit, elle avait raison : la vie continuait, et le travail aussi.
Mais ce devait être la première fois que la perspective ne le ravissait pas du tout. Il ne souhaitait plus qu’une seule chose : fuir cet endroit et se cacher.
C’était dire s’il était au plus mal.
– Tu déprimes ou quoi ?
– Pardon ?
Il tourna son regard vers elle. Elle tenait la poignée de la porte et s’apprêtait à l’ouvrir mais avait suspendu son geste pour poser sa question et le fixer. Lionel se sentit aussitôt mal à l’aise. C’était comme si elle l’inspectait, et il n’aimait pas cela du tout. Après tout, qu’était-elle susceptible de deviner ? Mara était perspicace.
– Je te demande si tu déprimes. Ne me dis pas que c’est leur départ qui te met dans cet état ? T’inquiète, va, ils vont revenir ! Mais tu peux très bien vivre sans eux, tu sais, tu n’as pas besoin qu’ils te tiennent par la main pour cela !
– Je n’ai jamais dit cela, protesta Lionel, vexé, avant d’ouvrir une autre porte à son tour au hasard, hésitant à utiliser une telle échappatoire.
De toute façon, elle n’était pas en mesure de comprendre : ce n’était pas leur départ sensu stricto qui lui posait problème ; il était habitué à la solitude. Pourtant, cette fois, cette perspective ne passait plus. Il avait peur. Peur de se retrouver seul avec une algue qu’il n’aurait jamais dû récupérer et dont il hésitait à se débarrasser désormais. Toutefois, cela impliquerait qu’ils ne pussent plus l’étudier. Seul avec le risque de se faire coincer d’un moment à un autre, aussi. Il avait l’impression que le complexe entier était devenu un territoire ennemi, et qu’il était piégé à l’intérieur. Seul.
Mais il valait mieux pour lui qu’elle ne le comprît pas.
– Oh, désolée. Tu es tellement convaincant, assena Mara, cynique.
Elle ne put ajouter quoi que ce fût, si telle avait été son intention car agacé, Lionel s’était glissé dans la pièce dans le but d’échapper au regard inquisiteur de la jeune femme. Il referma la porte derrière lui. Une si belle journée, qui commençait si bien.
– Complètement taré…, maugréa Mara en entrant à son tour dans l’autre pièce, celle où eux-mêmes travaillaient habituellement ensemble.
Pour la forme et se sentant d’humeur boudeuse, elle ferma la porte en la claquant, pour ne lui arracher qu’un vague sentiment de satisfaction qui s’évapora presque aussitôt.
Et ce fut ainsi que les retrouva Untrill. Surpris, il ne dit rien et les laissa faire. Après tout, ce ne pouvait qu’être passager.
– J’espère que ça ira bien pour lui.
– Pourquoi cela n’irait-il pas ?
Le bâtiment du port se trouvait dans leur dos ; habituellement ils l’empruntaient pour se rendre dans la partie submersible mais cette fois, ils erraient sur les quais du port maritime. Moins d’une dizaine de bateaux et d’aéroglisseurs stationnaient au ponton en bois. Quelques marches suffisaient pour les y conduire. Plusieurs petits équipages s’affairaient sur les appareils, dont deux leur étaient destinés. Ce n’était pas le moyen de transport le plus rapide mais aucune des deux iles n’était suffisamment grande et de conformation adéquate pour assurer l’atterrissage sûr d’une navette. Même s’il s’agissait de modèles récents et donc plus rapides, le trajet prendrait plusieurs jours pour le poste le plus éloigné. Les jours suivants promettaient d’être longs. Plus longs encore vu les circonstances. Laisser Lionel derrière eux était déplaisant étant donné les circonstances mais ils n’avaient pas le choix.
Cependant, malgré les apparences que Lionel avait voulues assurer, les deux amis s’étaient aperçus du malaise qui avait saisi Lionel depuis la veille et qui ne le quittait plus. Plus que stressé, Lionel était très anxieux et cela était susceptible de jouer contre lui. Il était plutôt un mauvais menteur, surtout lorsqu’il angoissait justement. C’était un cercle vicieux. Il risquait d’en pâtir, forcément ; si leur absence se prolongeait trop, son angoisse serait telle que les autres finiraient par se douter de quelque chose.
Il fallait juste espérer que, s’ils émettaient des hypothèses, ils se tromperaient lourdement et chercheraient, s’ils le faisaient, totalement ailleurs.
– Pourquoi cela n’irait-il pas, t’es sérieux ? C’est vrai, pourquoi cela n’irait-il pas ? Il y a mille prétextes pour que cela n’aille – !
– Tu stresses trop, détends-toi. Ca va aller. Lionel est grand et il nous a bien menti pendant plusieurs jours, il saura bien continuer pendant que nous ne sommes pas là. En plus, il n’est pas tout seul, il a son amant inconnu pour se détendre. Tout ira bien, tu verras.
Kreya allait répliquer lorsqu’elle vit Moriss se tendre, ce qui la laissa suspecter l’arrivée proche des collègues qui partaient avec eux. Elle ravala ses paroles, frustrée, et se retourna avant d’écarquiller les yeux. Deux hommes arrivaient, deux hommes de l’équipe de géologues. Elle ne connaissait pas l’humain aux cheveux clairs et s’en fichait car toute son attention était rivée vers le second, un theris de haute taille qu’elle reconnut instantanément. Khiren.
– Hey, fit ce dernier à son encontre en la reconnaissant à son tour, avec un sourire amusé sur les lèvres. Cela faisait longtemps.
– Euh… oui…, répondit Kreya d’une voix peu convaincue avant de froncer les sourcils. C’est vous qui partez avec nous ?
– Oui ! Je vais à Aqtôn et Finn à Kerman. J’ai tiré le mauvais bâton.
– Le mauvais bâton ? répéta la theris.
Cela sous-entendait-il qu’elle-même était tombée sur la station pourrie ? Puis elle se rendit compte avec retard de ce que ses propos impliquaient.
– Hey, mais cela veut dire que nous sommes ensemble !
Le visage de Khiren marqua sa surprise.
– Toi aussi tu vas à Aqtôn ?
– Oui.
– Salut.
Les autres membres de l’expédition arrivaient par petits bouts et à présent c’étaient trois theris et deux humains à la peau mate qui venaient à leur rencontre. Ces deux derniers discutaient entre eux à voix basse, fébriles. L’un d’eux portait l’uniforme militaire mais, ironie du sort, l’autre se trouvait être le plus musclé, le plus grand et le plus imposant des deux. En les observant, il ne faisait nul doute que les deux hommes étaient deux frères tant ils se ressemblaient – et c’était quelque chose de suffisamment remarquable pour le noter, car il était rare que deux membres d’une même famille eussent pu se rendre ensemble sur la colonie.
Ceci noté, comme ils ne s’efforçaient pas de se mêler à la conversation, concentrés qu’ils étaient sur celle qu’ils menaient ensemble, Moriss les ignora rapidement. Il était sûr d’avoir déjà aperçu l’un d’eux lors de la première expédition dans la fosse, ce qui signifiait qu’il s’agissait sans doute d’un animaliste. Il s’interrogeait davantage sur la présence de militaires parmi eux. Les iles concernées étant trop petites pour en nécessiter, mais il n’y réfléchit pas davantage. S’il était concerné, il le saurait bien assez tôt.
Moriss sentit une main serrer son avant-bras et il leva les yeux ; c’était celle de Kreya. Elle lui souriait avec un petit air dépité.
– C’est le moment de se dire au revoir.
Le darnien balaya rapidement le port du regard. Certains membres étaient déjà descendus à quai et avaient pris place dans leurs bateaux respectifs. Les autres s’agitaient pour en faire de même. Seul Khiren restait stoïque, le regard dirigé vers Kreya, comme s’il attendait sa nouvelle partenaire. Alors Moriss lui rendit son sourire et lui tapota l’épaule.
– A dans quelques jours alors. J’espère que tu auras plein de choses à nous raconter.
Kreya y perçut le mélange de cynisme et de raillerie qui perçait de ses paroles mais surtout, le souhait que leur voyage leur servît au moins à quelque chose. Elle acquiesça et lui signifia la même chose. Ils empruntèrent le petit escalier à la suite de Khiren et ne se séparèrent que lorsqu’il fallut monter à bord.
Ce n’était que pour quelques jours et pour le travail, pourtant la séparation leur paraissait quelque peu difficile.
Le bruit des moteurs remplit l’air, si assourdissant qu’il éclipsa un instant les conversations autour d’eux, juste le temps du démarrage. Puis le premier quitta le quai dans un lent mouvement de recul, avant d’effectuer une rotation d’un quart de tour pour se mettre dans la direction qu’il souhaitait emprunter. Sans s’adresser le moindre signe ni rien dire, ils se fixèrent, jusqu’à ce que le premier fût trop loin pour que l’autre restât reconnaissable. Alors ils se détournèrent de l’autre, les yeux rivés vers l’horizon. Vers l’endroit où l’on promettait de les conduire.
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