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tome 1, Chapitre 15 tome 1, Chapitre 15

— Juste une journée ? fit Kreya, la voix suppliante, qu’elle accompagna d’un sourire charmeur.

Son interlocuteur, un theris nommé Khiren, gloussa à ses propos avant de secouer la tête, le regard brillant, partagé entre perplexité et amusement devant la tentative de sa cadette. De grande taille, il possédait une peau plus sombre que la plupart de ses congénères, dont Kreya, mais ce qui était le plus frappant pour les deux collègues de Kreya étaient ses yeux couleur rubis. De nombreux tatouages tribaux étaient dessinés sur son torse et ses bras ; usuellement, seuls quelques traits étaient visibles sur les surfaces de peau non couvertes par sa tenue de travail. A l’heure actuelle, sa blouse et sa chemise entrouverte dévoilaient un large triangle au niveau de ses pectoraux et par conséquent, de nombreuses arabesques curvilignes à la signification abstraite pour les néophytes qu’étaient Lionel et Moriss. Tous deux étaient assurés, aux descriptions que Kreya en avait fait au préalable, que Khiren était considéré comme un bel homme au sein de son espèce mais en lui-même, Lionel le trouvait trop musculeux et trop grand à son goût, avec des traits trop marqués. Tout en se disant que, peut-être, son jugement était biaisé par le certain malaise qu’il ressentait en sa présence, même s’il se tenait bien en arrière dans le dos de Kreya. Il se sentait bien petit et filiforme comparé à lui. Il l’imaginait bien le dépasser d’une tête ou deux.

Du point de vue des deux hommes en retrait, Khiren ne semblait pas être totalement indifférent aux charmes que déployait la jeune femme, à voir la façon dont il la scrutait. De fait, ses collègues s’en étaient rapidement défiés sans être trop inquiets car le theris ne la reluquait pas non plus. Ils en étaient plutôt heureux car dans le cas contraire, tous deux estimaient qu’ils auraient eu du mal à ne pas intervenir – essayer d’obtenir l’appareil qu’ils souhaitaient à l’aide d’un numéro de charme, c’était une chose, risquer le harcèlement sexuel voire l’agression en était une autre. Leur objectif ne revêtait pas une telle importance à leurs yeux au point d’accepter un tel sacrifice.

Tous trois étaient préalablement tombés d’accord sur le fait qu’essayer cette méthode serait sans doute plus probante que de se lancer dans le vol de matériel dans un bâtiment assez bien sécurisé dont le plan et les systèmes leur restaient inconnus, sans compter qu’ils n’avaient aucune des qualités requises pour ce genre de manœuvres – et il ne fallait pas oublier la présence des militaires sur le site. Ils n’avaient aucun espoir quant à la réussite d’une telle initiative et n’avaient même pas réfléchi plus loin dans ce sens.

— Tu as des envies vraiment étranges ! finit par s’exclamer Khiren, les bras croisés. Enfin, je suppose que ça ne te change pas beaucoup de d’habitude.

Les deux theris se connaissaient déjà avant Argaphylion, sur Argos. Ils avaient brièvement travaillé ensemble lors de la réalisation de la thèse de la jeune femme. Si, durant cette période, ils n’avaient pas été spécialement proches, ils s’étaient très bien entendus. L’ainé était ensuite parti sur la planète-colonie et ils n’avaient pas pu garder contact. Cependant, ils s’étaient aussitôt reconnus la première fois qu’ils s’étaient croisés au réfectoire. Cela, ils le devaient au hasard car habituellement, comme tant d’autres chercheurs, il préférait manger dans sa salle commune avec son équipe.

— Que veux-tu, certaines choses ne sont pas prêtes de l’être, minauda Kreya avant de planter son regard dans le sien. Alors ?

Khiren finit par soupirer, l’air songeur.

— Tu es au courant que le matériel n’est pas censé sortir du laboratoire, n’est-ce pas ?

— Parce que tu ne le sors vraiment jamais ? rétorqua-t-elle, ses lèvres plissées en une moue dubitative.

Le sous-entendu fut perceptible pour tous. Tout le monde savait que sur cet aspect-là, il était comme elle et tant d’autres chercheurs sur le site ; leur passion les amenait parfois à travailler même dans leur logement, et aussi à étudier plus de choses que nécessaire… Si ces activités n’étaient pas réellement autorisées, leurs supérieurs se montraient assez laxistes en la matière, surtout sur le complexe. Comme il avait été construit uniquement pour la recherche, aucune autre occupation ne s’offrait à ses habitants. Ils fermaient donc les yeux à ce sujet tant qu’elles restaient dans la limite du raisonnable, notamment en matière de frais générés en parallèle. Dans le cas contraire, une enquête était réalisée pour en déterminer la cause et réclamer leur remboursement, a minima. Les poursuites pour recherches illégales n’étaient engagées qu’en cas de faute grave, ce qui n’avait jamais été observé sur le site jusqu’à présent. D’autant que beaucoup préféraient les déclarer directement pour se déresponsabiliser en cas de problème.

Chose qu’eux-mêmes ne pouvaient se permettre de faire, au risque d’en venir à avouer l’initiative malheureuse de Lionel qui serait automatiquement considérée comme une faute professionnelle, le cas échéant. Au mieux.

Un instant, Khiren leva les yeux vers le ciel, encore clair pour l’occasion, toujours hésitant. Des nuages gris striaient l’étendue bleutée et tendaient à l’assombrir, annonciateurs de l’arrivée prochaine de la pluie.

— Je ne le sors pas du bâtiment, rétorqua-t-il, avant de lui demander : Mais pourquoi ne nous emmènerais-tu pas le spécimen que tu veux examiner ? Ce serait plus simple, tu sais.

— Il est immobilisé, on ne peut pas le déplacer, répliqua-t-elle, priant pour qu’il ne demandât pas les détails.

Rêve un peu futile car, comme l’essentiel des habitants de l’ile, l’individu était plus qu’intelligent. Conformément à ses craintes, il ne fut pas dupe ; il haussa un sourcil, étonné.

— Une plante présente sur l’ile ?

Kreya fit la moue mais préféra ne pas le contredire, au risque qu’il sentît le mensonge. Elle fit semblant de réfléchir et d’hésiter un moment, l’air faussement gêné.

— Oui, lâcha-t-elle comme s’il s’agissait là d’un aveu important, effectué à contrecœur. Alors ?

Khiren la jaugea quelques secondes sans répondre. Après un soupir, il entra dans le bâtiment et disparut de leur vue. Lionel et Moriss s’approchèrent de la theris, incertains quant à la marche à suivre.

— Que doit-on en conclure ? chuchota Lionel, anxieux. Il est juste parti ou… ?

— Je ne pense pas. Mais cela ne veut pas dire pour autant qu’il est parti chercher l’appareil, fit-elle.

Lionel hocha la tête avant de se murer dans un silence songeur. Quelques instants plus tard, le géologue revint, une boite à la main. Il la tendit à la theris, qui se mordit les joues pour éviter de montrer sa satisfaction. De forme rectangulaire, elle était d’assez petite taille et de facture simple, d’un brun sombre presque noir, couleur d’origine du matériau – du kréox. Kreya la récupéra. Une simple inscription en lettres argentées indiquait la nature du produit à l’intérieur et confirmait celle de l’appareil. Elle leva les yeux pour le remercier et s’aperçut qu’au-delà de son sourire, Khiren affichait une attitude ferme.

— Il s’appelle « Revient », insista-t-il, bien que ce fût évident pour tout le monde.

Kreya acquiesça. De toute façon, le trio n’avait pas pour objectif de le conserver longtemps. Il s’agissait juste de confirmer une hypothèse, après tout.

— Je peux le garder… ?

Même si elle avait marchandé une journée, Khiren n’était pas rentré dans ce jeu-là. Elle préféra ne pas préciser de délai, au cas où il en proposerait un plus large. Même s’ils estimaient ne pas en avoir besoin très longtemps, cela dépendrait du déroulement de l’expérience et de ses résultats ; si le temps imparti se révélait trop court pour être exploitable, il leur faudrait le prolonger en prétextant, peut-être, une perte provisoire pour la justifier, ce qui ne convenait à aucun des trois. Au mieux, ils ne feraient que ternir leur réputation et la confiance que Khiren leur avait accordée, au pire ils attiseraient sa défiance.

Khiren haussa les épaules.

— Trois jours devraient te suffire, non ?

Le sourire de Kreya se fit resplendissant. Elle n’avait pas osé en espérer autant mais puisqu’il proposait lui-même ! Elle aurait cru obtenir deux jours tout au plus. Elle se loua intérieurement de son silence.

— Ça me va ! Encore merci !

Son interlocuteur hocha la tête en réponse, avant de reculer et de la saluer. Il salua les deux autres d’un signe de tête, comme s’il venait de se remémorer leur présence.

— Et n’oublie pas ! Sinon, je viendrai le chercher !

— Oh, ne me tente pas ! répondit Kreya en riant, et Khiren secoua la tête en retour.

Il disparut ensuite dans le bâtiment dans lequel il travaillait, et ne revint pas cette fois.

Kreya se retourna vers ses deux collègues et son sourire s’agrandit alors qu’une lueur triomphante luisait dans ses yeux brillants. Cela amusa les deux hommes, tout aussi excités qu’elle. Jamais ils n’auraient cru que ce plan bancal fonctionnerait aussi bien.

— C’est bon, tu as fini de draguer ? On peut aller travailler ? plaisanta Moriss, un sourire coquin sur le visage.

— Ne sois pas jaloux, susurra Kreya, ronronnante. Allons-y !

— Je ne le suis pas, rétorqua le darnien tandis qu’ils quittaient la façade pour rejoindre le chemin en quelques pas.

L’unité de Khiren travaillait à quelques blocs de leur propre bâtiment, dans une branche annexe, ce qui les excentrait un peu au sein du complexe. Cependant, il ne fallut pas plus de cinq minutes au trio pour rejoindre l’allée principale. Autour d’eux, l’air continuait de se refroidir lentement et de devenir plus lourd en même temps qu’il se chargeait d’humidité. Cela les incita à avancer plus vite.

— Bon, on va vite fait poser ça avant d’aller travailler, murmura Kreya, un peu mécontente tout de même.

Ils avaient profité de leur pause déjeuner pour exécuter leur plan mais le temps de calibrer le matériel et de lancer l’expérience, elle serait terminée sans qu’ils n’eussent celui de se sustenter. Cette perspective n’enchantait aucun des trois amis, qui s’y résignaient par dépit.

Ils entrèrent dans le bâtiment et montèrent directement à l’étage, ignorant Untrill occupé derrière le bureau, qui les ignora tout autant. Une fois dans la chambre de Lionel et la lumière réduite à son strict minimum, ils sortirent l’aquarium de l’armoire et entreprirent de poser le système, ce qui leur prit plusieurs minutes. Ils le vérifièrent et admirèrent le résultat dans son ensemble, assez satisfaits d’eux-mêmes.

— Voilà ! fit Lionel une fois la connexion avec son entolon achevé. On peut y aller !

Il avait paramétré le système de sorte à recevoir toutes les données sur le sien qu’il avait déconnecté du réseau, afin d’éviter d’attirer l’attention des systèmes de surveillance.

Alors qu’ils quittaient la chambre, plutôt sereins quant à la suite des événements, Moriss gloussa, ce qui lui valut des œillades surprises de ses amis. Il se justifia aussitôt :

— C’est juste, j’étais en train de penser… Il faudra qu’on pense à se lancer dans une petite exploration en forêt pour se pâmer devant une plante quelconque !

Ni Lionel ni Kreya ne trouvèrent cela drôle, car il avait raison. Il leur fallait justifier l’utilisation de l’appareil, en dehors du site comme Kreya l’avait sous-entendu. Rien ne devait alerter Khiren et le faire soupçonner une autre raison, et le fait de rester cloitrés aurait de quoi susciter sa perplexité s’il l’apprenait.

Kreya s’arrêta dans le couloir et ses homologues masculins l’imitèrent, tandis qu’elle se frottait la tempe avec un soupir dépité. Autant pour leur temps libre qu’ils allaient gâcher pour des frasques inutiles. A cette pensée, Moriss lui-même perdit son sourire.

— Tu as raison… Quand a-t-on un moment de libre ?

Le manque d’enthousiasme de chacun était palpable et amplifiait celui des autres.

– Bah… ce soir ?

**

— Je déteste les marécages. Je déteste les étendues d’eau. Je déteste l’eau tout court, maugréa Kreya avant de crachoter ladite eau qui lui causait tant de soucis.

L’expectoration saumâtre et un peu muqueux rejoignit le bassin dans un petit plof discret qu’elle entendit à peine, tandis qu’elle ahanait pour s’extraire de l’emprise de la bourbe qui aspirait ses pieds. Il lui fallait beaucoup d’efforts pour en arracher un seul et le reposer ensuite un peu plus en avant, et la voilà de retour à devoir faire la même chose pour l’autre. Toutefois, elle n’était pas la seule à souffrir du même problème. Cependant, si Lionel démontrait tout autant de difficultés qu’elle à avancer, ceci était moins vrai pour le darnien. Créature amphibie, ses membres se dépêtraient plus facilement de la boue mais la plupart du temps, il se contentait de nager avec indolence, ce que les deux autres interprétaient parfois comme de la provocation, lorsqu’ils atteignaient les sommets de l’agacement.

— Mais pourquoi étudies-tu les plantes sous l’eau, dans ce cas ? ironisa ce dernier, bien qu’il connût déjà la réponse.

Malgré cela, il ne comprenait toujours pas la logique de la jeune femme.

— Ça n’a rien à voir, gronda-t-elle en réponse avant de se remettre à jurer.

Pourquoi avait-il fallu qu’ils s’enfonçassent jusqu’à cet endroit pour faire semblant d’y étudier une plante ? N’auraient-ils pas pu rester plus en bordure du bois ? Ça, pour le temps perdu, ils seraient parfaitement crédibles ! Ils l’auraient surtout passé dans cette stupide eau puante et boueuse. Nul besoin pour eux de s’en défendre ensuite, leurs vêtements imbibés parleraient pour eux car la boue s’était insinuée partout, jusque dans leurs sous-vêtements. Ils la sentaient même glisser sur leurs peaux nues, leur tirant des frissons dégoûtés. Dire qu’ils avaient refusé une invitation de Jalynn et de ses amis pour une telle bêtise ! Kreya avait fini par croire à un cauchemar mais une chute provoquée par une racine vicieuse et la douleur lancinante qui continuait de tirailler sa cheville l’avaient assurée que ce n’était pas le cas. Depuis, elle n’avait cessé de regretter leur escapade.

Kreya comme Lionel n’avaient pour seule ambition que de se planquer dans leurs chambres et de s’y réfugier pour le restant de la journée, cachés sous la couette, après une bonne douche. Une très grosse douche, sans doute très longue, afin de dissiper l’odeur dont leurs corps semblaient s’être imprégnés.

— J’espère que ça en valait vraiment la peine…, continua-t-elle de pester, avant d’émettre de nombreux autres jurons peu polis à l’encontre du liquide incriminé.

Elle maudit encore une fois Khiren, bien qu’il n’y fût pour rien dans le choix de leur itinéraire, afin de varier un peu ses imprécations qui duraient depuis de nombreuses minutes déjà. Même ainsi, elle finissait invariablement par se répéter et par lasser ses collègues, en particulier Lionel qui se trouvait tout aussi fâché qu’elle mais conservait le silence jusque-là.

— Dis, tu ne voudrais pas arrêter de râler, un peu ? lâcha-t-il finalement, les limites de sa patience atteintes. Déjà que cet endroit m’agace – d’ailleurs, pourquoi avons-nous pris cette direction, déjà ?

— Parce que Moriss avait voulu suivre la piste de ces stupides fleurs, grogna Kreya, extirpant une fois de plus sa botte de la terre qui glouglouta à la réussite de son effort – pour mieux s’enfoncer quelques centimètres plus loin.

A son sens, ses bottes étaient condamnées. Ces dernières, qui lui arrivaient aux genoux, s’étaient révélées trop courtes et l’intérieur était complètement sale et détrempé. Elle ne cessait de ‘remercier’ Lionel pour cela, car il avait eu la merveilleuse idée de tomber de l’énorme tronc qui surplombait l’eau et qu’ils avaient tenté de traverser sans succès – ainsi, elle jugeait qu’il avait une bonne part de responsabilité dans ce désastre. Elles n’avaient pas été un investissement très coûteux mais tout de même.

Une tête émergea de l’eau et Kreya grogna en reconnaissant Moriss bien qu’en soi, elle préféra cela plutôt que de se retrouver nez à nez avec une créature aquatique.

— Eh, n’essaie pas de tout me mettre sur le dos ! Je n’ai fait que suggérer, et vous, vous avez dit que vous vous en fichiez !

— Je m’en fiche, rétorqua-t-elle en arborant une moue boudeuse. C’est de ta faute si nous en sommes là.

Moriss roula des yeux devant sa mauvaise foi mais ne répliqua pas, préférant retourner dans l’eau. La berge ne se trouvait plus très loin mais la profondeur était encore suffisante pour le lui permettre. Pourtant, la distance paraissait incommensurable pour les deux autres qui galéraient et progressaient avec tant de lenteur qu’ils continuaient de s’en affliger.

— Mais pourquoi a-t-il fallu que tu tombes en plein milieu de ce stupide marais ? Tu ne pouvais pas tomber plus près de la berge ?

Comme les amis dévoués qu’ils étaient, ils avaient aussitôt plongé pour le récupérer, car Lionel ne savait pas nager et s’était trouvé à une profondeur légèrement supérieure à sa taille. Le temps de se débattre avec lui pour le récupérer, le tronc avait disparu. D’après l’énorme bruit qu’ils avaient entendu, ils soupçonnaient qu’il se fût rompu et les morceaux tombés à leur tour – ce qui ne les avait pas étonnés outre-mesure, étant donné l’état de fragilité dans lequel ils l’avaient trouvé. Creux, humide et rongé par les algues et par la mousse, il avait présenté tous les critères indicateurs d’une catastrophe à venir.

— Ce n’est pas exactement comme si je l’avais voulu, en fait, rétorqua Lionel, vexé.

Lui non plus n’avait pas apprécié le bain de boue ni la quasi noyade. Cependant, lui s’était résigné en songeant que de toute manière, si lui n’était pas tombé, le tronc qui faisait office de pont les aurait trahis avant qu’ils n’eussent atteint l’autre côté.

— Ah ! Enfin une vraie base solide ! s’écria Kreya avec un enthousiasme redoublé, alors que son pied se posait sur un socle ferme. J’en venais à croire qu’il n’y avait aucun caillou par ici !

— La chance, marmonna Lionel, qui continuait de se débattre et faillit tomber.

Il fut rattrapé à temps par Moriss qui s’était tenu juste à côté de lui et qui l’aida ensuite à se redresser. Alors qu’il allait le remercier, Lionel remarqua que ce dernier était tourné vers la theris, les sourcils froncés, et qu’il affichait une moue sceptique.

— C’est bizarre, je n’ai pas aperçu de roches au fond de l’eau, marmonna-t-il, songeur. Jusque quelques gators endormis…

Kreya se figea, le pied en l’air. Comme la position était instable, elle le reposa délicatement sur cette même base dure qui l’avait tant enchantée quelques secondes plus tôt.

— Attends, tu peux répéter ?

Les gators étaient de grands reptiles autochtones de l’ile, plats et allongés. Leurs membres courts, placés latéralement, leur permettaient d’atteindre des vitesses importantes et en faisaient de redoutables prédateurs, si tant est qu’ils fussent réveillés. Et c’était bien là la chose qui faisait peu craindre les attaques de ces derniers car elles avaient rarement lieu. Ces animaux possédaient un métabolisme particulièrement lent qui avait pour conséquence qu’ils dormaient l’essentiel de la journée. D’où l’adoption de l’expression « dormir comme un gator » au sein du complexe.

Cependant, une fois réveillé, vif et affamé, c’était une tout autre histoire.

Elle s’immobilisa lorsqu’elle sentit un faible tressaillement. Malgré les quelques anfractuosités qui ponctuaient la surface dure, sa jambe glissa et elle retint un hurlement. Elle se rattrapa de justesse, la respiration haletante, et loucha sur la surface opaque sous elle. Durant quelques secondes, rien ne bougea, si ce n’était Moriss qui vint la rejoindre après avoir ordonné à Lionel de se hâter en silence vers la berge. Ce dernier obtempéra, bien que son visage fût constamment tourné vers ses amis, la gorge nouée. Même s’il était tenté de faire demi-tour, il savait qu’il ne jouerait que le rôle d’imbécile à sauver pour Moriss si la situation venait à s’envenimer.

Si Kreya souffla en maudissant intérieurement le darnien de lui avoir causé tant d’inquiétudes pour rien, elle oublia aussitôt cette pensée lorsqu’un choc violent la fit tomber sur le côté. Moriss, près d’elle, la réceptionna. Aussitôt, près d’eux apparut un long reptile à la peau épaisse et au long museau aplati, le tout suivi d’une queue massive aplatie latéralement. Malgré les ruissellements d’eau boueuse qui s’écoulaient entre ses écailles, leur éclat violacé était visible. Kreya pâlit en reconnaissant un gator. Quelques secondes s’écoulèrent comme si le temps était soudain en suspens, avant que Moriss ne murmurât :

— Cours.

Kreya ne se fit pas prier pour essayer. Cependant, son problème restait le même que précédemment ; ce ne fut pas une réussite mais cela ne l’empêcha pas de s’échiner à mettre le plus de distance possible entre elle et la créature.

Pendant ce temps, le gator achevait de se réveiller et se lit à renifler en leur direction. Ils comprirent que, s’il devait attaquer, ce serait dans les prochaines secondes.

Moriss entreprit d’aider Kreya en la poussant. Il jeta un coup d’œil vers la berge, à quelques mètres d’eux, et fut soulagé de constater que Lionel s’y trouvait déjà. Ce dernier, inquiet, hésitait toujours à retourner les aider mais Moriss l’en dissuada en criant.

L’animal retourna sous l’eau, le dos arqué, et Moriss devina qu’il allait les charger – il percevait les remous de l’eau aux mouvements de l’animal. Kreya chuta sur la terre boueuse, juste la tête et les mains hors de l’eau, mais cela suffit pour que Lionel vînt l’aider en la tirant. Moriss en profita pour la lâcher et se détourner d’elle pour s’occuper du gator.

Il n’essaya même pas de le combattre – face à ses crocs, il n’avait aucune chance et il n’avait aucune arme à lui opposer. Il se contenta d’attirer son attention ailleurs, bien que ce fût difficile car le gator, intelligent, avait repéré la proie la moins à l’aise dans son milieu et avait bien entendu dans l’idée de l’attraper elle. Il s’efforça de le bloquer, enserrant ses pattes antérieures de ses bras. Il se mordit les lèvres lorsque l’animal se débattit ; heureusement, le réveil brutal faisait qu’il était loin d’être au mieux de sa forme. Ses grosses écailles ripèrent sur les siennes, trop fines pour y résister, et ses griffes l’effleurèrent parfois pour laisser des estafilades sanglantes, avides de causer davantage de dégâts. Moriss vit disparaitre le corps de la theris de l’eau et sut que c’était à son tour de filer.

Quelques secondes plus tard, Kreya et Lionel virent débouler une silhouette ensanglantée vers eux et faillirent entrer en collision avec elle, tandis que des mâchoires claquaient sur ses talons. Devant son échec, il retourna dans l’eau, dépité. Essoufflé, Moriss s’effondra près d’eux, la respiration haletante. Ses deux amis s’approchèrent de lui, la mine contrite et une lueur inquiète dans le regard.

— Tu… tu es blessé ? lâcha Lionel, surpris à la vue des blessures, avant de se rendre compte de la stupidité de sa question.

Moriss lui retourna un regard ironique en réponse.

— Sans blague.

Puis il se tourna vers Kreya, un air moqueur sur le visage que cette dernière ne comprit tout d’abord pas.

— Quelle idée de marcher sur un gator, aussi. Et de réussir à le réveiller, surtout !

La theris se rembrunit mais jugea préférable de ne pas répondre. Aucune accusation ne perçait dans sa voix mais à ses oreilles, elle faisait écho à ses propres plaintes concernant leur situation.

Finalement, chacun avait eu son rôle dans le déroulement de cette expédition pourrie.

Malgré la douleur qui zébrait tout son corps, Moriss fut le premier à se redresser. Comme les deux autres, il avait hâte de partir ; si, au début, cette simulation d’expédition l’avait amusé, ce n’était plus du tout le cas à présent et il souhaitait s’éloigner le plus vite possible de cet endroit. Le plus loin possible. Peut-être en riraient-ils plus tard mais pour l’heure, il ne désirait que l’écarter de son esprit.

— Allez, on rentre. Je pense qu’avec toutes ces conneries et le temps perdu, c’est plus que crédible.

Seule consolation : l’appareil était conçu pour être utilisé, en outre, sous l’eau et dans les milieux de ce type. Le retrouver propre et intact ne serait donc pas du tout suspect ; seule leur soudaine lubie à plonger dans ce type de lieu le serait.

Aucun d’eux ne se fit prier. Ils prirent la direction du complexe sans avoir besoin de faire demi-tour, poursuivant leur itinéraire en cloche. Seule une heure de marche les séparait de sa périphérie et il fallait ajouter une dizaine de minutes pour rejoindre leur propre unité. Leur impatience rendit ce temps d’autant plus long. Ils furent envahis par le soulagement lorsqu’ils regagnèrent la forêt comestible. Ils traversèrent les plantations sous l’œil désabusé des quelques cultivateurs et agronomes qui les aperçurent avant de parvenir au complexe lui-même. Ensuite, il n’y eut plus qu’à rejoindre leur département de recherche.

Lorsqu’ils pénétrèrent à l’intérieur de la salle d’accueil, ils constatèrent avec désarroi qu’elle n’était pas vide. Ils auraient pu l’espérer ; le jour de congé concernait tout le personnel et la plupart en profitait pour sortir. Or, Kylio et Untrill étaient assis derrière le long bureau gris et faisaient face à un large écran holographique en discutant à voix basse. Ces derniers relevèrent la tête à leur entrée, et ils furent accueillis par les exclamations dégoûtées et amusées de Kylio qui se leva, horrifié. Mara et Valène, elles, demeurèrent hors de vue.

— Mais où avez-vous donc été trainer pour vous retrouver dans un état pareil ? s’exclama-t-il, une grimace éloquente sur ses lèvres alors qu’il baissait les yeux vers le sol qu’ils souillaient, le nez froncé.

Untrill n’ajouta rien. Il gardait les yeux rivés sur lesdites flaques d’eau saumâtre qui commençaient à se former sous leurs pieds, désapprobateur.

Ils adoptèrent une attitude gênée et voulurent se justifier gauchement mais furent interrompus par les exclamations horrifiées de Kylio lorsqu’il remarqua le sang qui tachait les vêtements de Moriss. Untrill écarquilla les yeux suite à la même observation. Ils notèrent ensuite que les deux autres présentaient des plaies et des contusions. Redressés, ils n’eurent pas le temps de réagir que, après la promesse de revenir tout nettoyer, le trio se précipita vers les escaliers pour disparaitre à l’étage. Ils évitèrent autant que possible les tissus et le mobilier tandis qu’ils regagnaient leurs salles d’eau. Ils se jetèrent directement sous le jet d’eau chaude, vêtements compris.

Après la séance de lavage intensif qui remplit les canalisations de boue et de débris végétaux, ils retournèrent au rez-de-chaussée pour nettoyer les traces qu’ils avaient laissées sur leur passage. Ils furent bien vite plus que deux ; car Untrill, qui les avait attendus de pied ferme, n’avait pas tardé à les examiner puis à envoyer Moriss à l’infirmerie. Le fait qu’il eût barboté dans une eau sale et douteuse d’un point de vue sanitaire n’avait qu’affermi sa position.

Une fois tout ceci terminé, ils se hâtèrent de se réfugier dans la chambre de Lionel. En l’espace de quelques jours, elle était devenue leur lieu de réunion favori – et pas sans raison. Lionel attrapa son entolon et le déroula en s’asseyant sur son lit. Ses amis ne tardèrent pas à l’encadrer, les yeux rivés vers l’appareil. En quelques clics, il accéda au logiciel qui récupérait les données collectées par l’appareil, ce qui leur permettait de les suivre en temps réel. Bien que le système ne fût installé que depuis une journée à peine, l’expérience était déjà concluante.

— Bon, clairement, elle est exotherme, fit Moriss, tout de même surpris par l’ampleur du phénomène.

L’algue était une véritable source de chaleur en elle-même et les petits plants oranges qui l’auréolaient n’étaient pas en reste, même si c’était à une échelle bien plus réduite, comme si ce mécanisme commençait tout juste à se mettre en place et n’en était qu’à ses balbutiements.

— Ok, vu comment il gère, il est indéniable qu’elle intervient là-dedans…, marmonna Kreya, et elle aperçut l’air affligé de Lionel.

Elle déglutit sans oser intervenir, incapable de lui confronter un argument contraire ; elle-même commençait à douter de ses propres certitudes. Lui voyait s’accumuler les preuves du lien entre son vol et les phénomènes qui se déroulaient, et par conséquent de sa propre culpabilité dans les événements récents. Le phénomène touchait la planète entière, désormais, et n’avait de cesse de s’accentuer ; certaines espèces de la flore aquatique parmi les plus sensibles commençaient à mourir même en dehors de la fosse, et les espèces animales étaient également affectées par ces brusques variations de leur milieu. Une mortalité anormale commençait à s’observer à certains étages et alertaient les spécialistes.

— Mais cela n’explique pas l’impact planétaire, seulement la baisse de température et la mortalité dans la zone où l’algue a été prélevée, protesta Moriss. Alors comment… ?

— Peut-être un truc de proche en proche ? suggéra Kreya. Après tout, les premiers changements ont été mesurés par ici, puis progressivement sur des zones de plus en plus éloignées.

Lionel se mordit la lèvre mais s’abstint de réagir davantage. Pourquoi avait-il donc été assez idiot pour céder à son impulsion ? Et pourquoi cette plante-ci en particulier ? Il était tout de même incroyable que de toutes celles qu’il aurait pu prélever, il fût tombé sur celle qu’il ne fallait absolument pas. Et il ne pouvait s’en prendre qu’à lui-même.

— Tu veux dire que ça se serait répercuté sur d’autres colonies, s’il y en a ? fit Moriss, dubitatif.

Kreya n’avait pas l’air davantage convaincue, mais elle haussa les épaules.

— Pourquoi pas ? Ou n’importe quoi d’autre qui ait pu amplifier le phénomène et qui expliquerait l’ampleur que cela prend aujourd’hui. Ou n’importe quel facteur qui se serait ajouté à ça par le plus malheureux des hasards. De toute façon, au point où on en est, on a des trucs mais on ne peut pas les relier avec ce qu’il se passe. Il nous faudrait quelque chose pour ça.

— Sauf qu’à part aller dans une station expérimentale – et on ne s’y rend pas comme ça, quand on en a envie –, je ne vois pas comment l’on pourrait faire.

La theris garda le silence pendant quelques secondes, songeuse. Les deux hommes la fixaient avec insistance, attendant une idée qui ne vint pas. Finalement, elle haussa les épaules et finit par avouer :

— Je ne sais pas non plus…


Texte publié par Ploum, 27 septembre 2020 à 22h34
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