– Tu ne leur as jamais dit pour nous ?
Lionel haussa les épaules et se contenta de s’enfoncer davantage dans l’oreiller qu’il avait subrepticement subtilisé à son amant. Cette initiative ne gêna pas ce dernier car il se tenait debout, nu, et cherchait plutôt ses vêtements. Comme à chaque fois, ils se voyaient dans le logement attribué à Jörn, jamais ailleurs – encore moins dans sa propre chambre. Lionel ne désirait pas que cela changeât et ne ressentait nul besoin de se mettre en quête d’une autre compagnie ; Jörn lui suffisait. L’essentiel du temps, ils finissaient par coucher ensemble et les rares fois où ce n’était pas le cas, ils discutaient de choses et d’autres. La plupart du temps, cela fonctionnait à le détendre un peu et à éloigner ses soucis, au moins le temps qu’il se trouvait avec le métis. Sa présence était agréable et le rouquin en était venu à l’apprécier, peut-être même à le considérer comme un ami – mais cela n’allait pas plus loin, et surtout pas plus loin. Il ne souhaitait en rien s’embourber dans des problèmes sentimentaux, surtout à l’heure actuelle ; il avait bien d’autres choses auxquelles penser. Heureusement, Jörn n’était pas plus enclin à y voir autre chose et se satisfaisait lui aussi de leur relation telle qu’elle était, amicale et sans prise de tête.
Mais dans ce contexte, la question sonnait un peu étrangement dans ses oreilles.
Il leva une main pour se frotter les yeux sans se redresser et retint un baillement.
– Pourquoi l’aurais-je fait ? Cela ne les concerne pas.
Jörn haussa un sourcil en réponse.
– Ce n’est pas un secret non plus, ce n’est pas comme si notre relation impliquait grand-chose. Et comment leur expliques-tu tes crochets réguliers ici ?
– Je ne les explique pas. Nous n’en sommes jamais venus à discuter de cela et je n’ai pas vu l’intérêt de basculer une conversation dans ce sens, c’est tout.
Cette fois, Lionel se redressa, intrigué par son insistance. Le drap retomba sur ses hanches, découvrant sa peau nue.
– Pourquoi ?
Son regard se perdit un instant dans la musculature puissante de son amant. La soirée était déjà bien avancée mais cela leur laissait encore le champ libre pendant quelques heures. Pour une fois, Lionel était venu plus tôt dans l’optique de rentrer ensuite chez lui pour dormir car il sentait que ses diverses escapades n’avaient pas échappé à l’œil affuté de ses collègues – à celui de Moriss, surtout, le pire – et il ne désirait pas avoir le lot de commentaires qui irait ensuite. S’ils le découvraient, ce n’était pas si grave, mais il ne préférait pas. Surtout s’ils devaient le questionner ensuite à ce sujet, ce qu’ils ne manqueraient pas de faire. Pourquoi s’était-il subitement senti le besoin de prendre un amant ? Il était pourtant le premier à rejeter l’intérêt de telles relations – ou semblait l’être, du moins – et il ne désirait pas se justifier et en venir à discuter avec eux de sa conception de la sexualité et de son utilité. Une migraine pointait souvent rien qu’en songeant à cette hypothétique conversation, alors il tâchait d’éviter qu’elle eût lieu.
Jörn soupira et se rassit sur le lit sans prendre la peine de se couvrir, le buste tourné vers lui de sorte à lui faire face. Le sérieux de ses traits et l’hésitation qui brillait dans son regard interpellèrent le rouquin mais il ne dit rien, attendant qu’il s’expliquât.
– Lionel, je sais que nous ne nous voyons que pour le plaisir et que… enfin…
Lionel sursauta et écarquilla les yeux, horrifié. Non, Jörn ne commençait quand même pas à nourrir des sentiments pour lui ? Au bout de quelques jours à peine, en plus ?
Etait-il donc maudit ?
– Si c’est pour me dire que tu veux aller plus loin dans notre relation, tu sais très bien que nous –
– Ah non, ce n’est pas du tout par rapport à cela ! rétorqua le métis, les sourcils redressés en signe d’étonnement. Là-dessus nous sommes toujours d’accord.
Lionel hocha la tête, le soulagement peint sur son visage.
– Alors de quoi veux-tu parler ?
– De la raison pour laquelle tu viens ici, en fait.
Le rouquin l’observa sans comprendre.
– Que veux-tu dire ?
Jörn hésita un instant, mal à l’aise, puis il se rapprocha de lui jusqu’à poser sa main sur sa joue. Lionel ne sut déterminer si c’était un geste d’affection, un moyen de lui bloquer la tête et de le forcer à le regarder, ou peut-être un peu des deux à la fois. Jörn semblait réellement craindre de se confronter à un mur ou à quelque chose de similaire.
– Je vois que la plupart du temps, lorsque tu viens, tu es angoissé, parfois même craintif, et cela va en s’empirant depuis que nous nous fréquentons. Tu te détends ensuite, je suppose que c’est justement ce que tu recherches ici. Que t’arrive-t-il, Lionel ? Cela a à voir avec ce qu’il se passe actuellement dans les fonds ?
Lionel se tendit mais ne répondit pas. Il n’en avait même pas parlé à ses amis, ce n’était certainement pas avec lui qu’il le ferait ! Jörn le comprit aussitôt en examinant son air buté. Il poussa un autre soupir, résigné, avant de laisser retomber sa main sur le matelas pour y prendre appui et y reporter son poids. Il lui adressa un sourire dépité et décida de ne pas insister. Il ne se sentait pas en droit de le faire, après tout ils n’étaient pas si proches que cela et ce n’était pas quelques rapports sexuels qui changeraient ce fait. Au moins il lui avait fait comprendre qu’il n’était pas aveugle et que même si leur lien n’était pas très profond, il se souciait de lui et en venait à s’inquiéter de l’état dans lequel il arrivait parfois chez lui.
– Ok, comme tu voudras. Mais je suis là si tu désires en parler.
Là non plus Lionel ne pipa mot ; cependant il hocha la tête pour lui montrer qu’il avait entendu et pour clore ainsi la question. Puis il se rapprocha et se pressa contre lui, la tête posée contre son épaule. Instinctivement, Jörn l’enlaça et ses lèvres se baissèrent vers le cou ainsi offert.
Le message était parfaitement clair.
— Je ne suis pas sûre que ce soit réellement une bonne idée, protesta Kreya avec une grimace, en croisant ses bras sur sa poitrine.
Malgré ses paroles, à aucun moment elle n’intervint pour bloquer son collègue tandis qu’il s’échinait à ouvrir la porte de la chambre de Lionel. Comme il s’agissait d’une cloison à ouverture glissante, elle n’en avait même pas besoin.
Après plusieurs dizaines de secondes d’essais, Moriss abandonna avant de souffler, agacé. Il malaxa ses mains pour faire passer le lancinement douloureux qui parcourait ses doigts tout en continuant de fixer la porte avec un intérêt redoublé.
— Comment l’ouvrir ? maugréa-t-il pour lui-même, plongé dans ses réflexions.
Kreya crut bon de lui répondre, bien qu’il connût déjà la réponse :
— Elle reconnait seulement Lionel via son badge d’accréditation, on ne peut pas activer nous-mêmes son ouverture. Essayer de l’exploser revient à se vendre pour se faire massacrer – parce qu’on aura du mal à le justifier, donc on sera mal – et Lionel aura une chambre ouverte, ce qui risque de ne pas lui plaire. Alors à par forcer le passage pendant qu’il y rentre, je ne vois pas –
— Mais comment il avait fait, celui-là ? Je suis sûr que si –
— Moriss, si tu penses réellement à ce à quoi je pense, alors oublie. Ce n’est pas un logement universitaire ici, la sécurité n’a strictement rien à voir.
Quelques années plus tôt, Moriss avait été maitre conférencier au sein d’une université pendant quelques mois. C’était là qu’il avait rencontré Kreya, alors étudiante en dernière année. Un élève en internat avait réussi à forcer la porte d’une chambre universitaire pour faire une blague à l’un de ses camarades qui avait alors cru à une agression et avait réveillé tout l’étage avec les hurlements qu’il avait poussés pendant sa fuite. Cette histoire avait bien fait rire les élèves, beaucoup moins les responsables de l’établissement.
Moriss leva un regard intéressé vers la jeune femme, qui en comprit aussitôt la raison. Il lui confirma rapidement son impression.
— Parce que tu sais comment il a fait ?
Elle roula des yeux pour toute réponse.
A ces mots, la porte de la salle commune s’ouvrit et céda le passage à Lionel. Les deux amis bondirent pour reculer à l’opposé de la porte, et firent comme s’il était tout naturel pour eux de rester plantés au milieu de la pièce, près des canapés. Lionel leur jeta un regard circonspect avant de les saluer et de se diriger vers sa chambre. Ses deux collègues le suivirent du regard sans un mot, et ils se raidirent à mesure qu’il s’en approchait. Lorsque la console bipa pour confirmer l’authentification et que la cloison s’ouvrit, Moriss donna un brusque coup de coude à Kreya, bien que ce ne fût pas nécessaire, accompagné d’une injonction :
— GO !
Lionel ne comprit pas lorsque deux silhouettes floues déboulèrent dans sa chambre, puis la raison pour laquelle il retrouva ses deux amis en train de fureter à l’intérieur. Il ne se rendit pas compte que la porte se referma derrière lui, trop occupé à les fixer, les yeux écarquillés de surprise. Il recouvrit rapidement ses esprits.
— Mais que – qu’est-ce que vous faites là ? Je ne vous ai pas permis d’entrer ! s’exclama-t-il, indigné, et deux têtes se redressèrent en sa direction.
Ces derniers avaient remarqué la note inquiète qui parasitait sa voix et ne doutaient pas qu’il s’agissait là d’une indication. Sans nul doute y avait-il là des indices sur la source de ses angoisses. Leur détermination bondit et balaya le malaise qu’avait suscité leur investigation. Ils l’ignorèrent donc et reprirent leur activité, sous le regard ulcéré du jeune homme. Ce dernier jura contre eux.
— Et puis je peux savoir ce que vous foutez ? Vous n’avez pas à venir squatter ma chambre comme ça !
Il se dirigea d’un pas rageur vers Kreya, qui se trouvait être du côté de son armoire. Moriss se tenait de l’autre côté du lit, et s’il n’apprécia pas du tout de le voir fouiller allègrement dans ses tiroirs parmi ses caleçons et ses vêtements, le risque que Kreya tombât sur ses recherches éclipsait ce détail. Il ne comprenait toujours pas pour quelle raison ils avaient foncé comme des –
Lionel pâlit en même temps qu’il bloquait le passage de Kreya, l’empêchant ainsi d’accéder à l’armoire. Il venait de comprendre. Ils savaient. C’était forcément cela : jamais ils n’auraient été jusqu’à s’introduire comme cela dans sa chambre, surtout pour perpétrer de tels actes, sans aucune raison. Même si Moriss avait des notions de l’intimité bien à lui, il avait un minimum de respect et de décence. Alors il ne pouvait s’agir que de cela : ils cherchaient quelque chose.
Dans sa chambre.
A quel moment avait-il été assez idiot pour leur laisser le moindre indice ? Quand ? Et surtout, comment ?
— Que faites-vous là, au juste ? demanda-t-il d’une voix blanche sous le regard inquisiteur de la theris.
Si habituellement, le fait qu’elle fît deux têtes de plus que lui ne le gênait pas, il se sentit tout à coup oppressé. C’était comme si elle le regardait de haut et, d’une certaine manière, c’était le cas.
Elle plissa les yeux pour scruter le jeune homme avec attention. Ce dernier se retint de déglutir, bien que sa bouche fût soudain sèche. Elle repéra aisément son malaise ; et comprit que non seulement elle devait être sur la bonne voie, mais également qu’il avait compris qu’ils avaient compris, ou tout du moins qu’ils en savaient assez pour se tenir là.
— Cela dépend, répondit-elle finalement, et bien que sa voix restât neutre, le rouquin se mit à frissonner de crainte. Pourquoi sommes-nous là, d’après toi ?
Son regard plongea dans celui de la jeune theris et son malaise s’accentua. Il aperçut du coin de l’œil le darnien faire le tour du lit pour se diriger vers l’armoire mais, immobilisé par par la jeune femme, il ne fit rien pour l’en empêcher. De toute façon, il savait qu’à ce stade des choses, il ne lui servait plus à rien de se cacher, seulement à retarder l’inévitable de quelques minutes. Car il lui serait impossible de les mettre dehors tous les deux, et ils avaient tout le temps de trouver ce qu’ils souhaitaient le temps pour lui d’appeler la sécurité pour les chasser.
Et s’il le faisait, il prendrait le risque que ces derniers fussent mis au courant et la situation ne ferait qu’empirer pour lui.
Derrière lui, il entendit la cloison glisser sous l’injonction muette de Moriss. Ce dernier jura puis pesta contre lui. Lionel ferma les yeux et se retourna avec un soupir, les épaules basses, las. Il aurait réellement dû détruire cette algue dès qu’il y avait songé. Ou plutôt, ne jamais la récupérer du tout.
Mais comment ignorer l’excitation qui le tenaillait à chaque fois qu’il s’en occupait ?
— Mince, Lionel, espèce de crétin décérébré ! râla à son tour Kreya après avoir contourné ce dernier pour observer la trouvaille du darnien qui la pointa du doigt. Mais que t’est-il donc passé par la tête ?
Ce dernier grimaça sous l’insulte sans répondre. Il se recroquevilla intérieurement face aux regards désapprobateurs de ses deux amis. Kreya, impitoyable, se tourna vers lui et poursuivit :
— De toutes les stupides plantes qu’il peut exister sur cette fichue planète, il aura fallu que tu jettes ton dévolu sur une algue idiote extraite d’une zone d’étude à la flore inconnue et donc interdite à prélever ! Qu’as-tu fait de ton cerveau ? Tu ne pouvais pas plutôt prendre une des fleurs des parterres qui se trouve juste dehors ? Ça, au moins, tu peux, tout le monde s’en fiche !
L’écosystème était déjà connu dans sa globalité, ainsi ils savaient que dresser un bouquet avec quelques-unes de ces fleurs n’aurait rien changé. Cependant, cela les rendait éminemment moins intéressantes pour quelqu’un comme Lionel et Kreya s’en doutait. Ses paroles avaient été lancées juste pour donner le change.
Lional détourna le regard, dans le vain espoir d’échapper à des explications. Cependant, les deux autres attendaient une réponse et ne tardèrent pas à le lui signifier de nouveau.
— Alors ? insista Kreya en plaçant ses mains sur ses hanches, un air revêche sur le visage.
La position lui fit aussitôt penser à sa mère, mais Lionel tâcha d’effacer prestement l’image qui venait d’apparaitre dans son esprit et qui se superposait à celle de la theris.
— Alors quoi ? fit-il pour retarder l’échéance, ce qu’il savait être stupide.
Et inutile, surtout. Comme pourrait-il se tirer de ce mauvais pas, de toute façon ? Ils n’étaient pas près de l’oublier !
— Alors quoi ? répéta Moriss d’un ton vexé avant de croiser les bras. Alors explique-nous ! Qu’est-ce que cette plante fait ici ?
— Et où l’as-tu eue ?
— Et quand ? compléta-t-il, et son visage s’assombrissait à mesure qu’ils posaient leurs questions.
Moriss devait l’avouer à lui-même, ce n’était pas tant son action qui le fâchait. D’un certain côté, il le comprenait, même s’il n’adhérait pas pour autant à son geste. Ils savaient pour quelles raisons ils ne devaient pas commettre un tel acte tant que cela ne leur était pas autorisé. C’était surtout le manque de confiance que le jeune homme avait démontré à leur égard qui le blessait. Qu’avait-il donc cru ? Qu’ils se seraient précipités dans le bureau du Docteur Rocombell pour tout lui rapporter ? Pour qui les avait-il pris ?
Lionel baissa le regard sous le flot de questions accusatrices, avec le sentiment de ressembler à un adolescent pris en faute – et à cet instant, il avait la sensation que l’analogie ne s’arrêtait pas là. Comme il ne pourrait y échapper, il finit par céder et donc par avouer et tout leur raconter. Il ne chercha même pas à donner une justification plus plausible et plus censée à son acte – il n’avait aucune idée, de toute façon, et il était fatigué de leur mentir. Au gré des mots, il se détendit et lâcha prise et à la fin, il se sentit bien mieux qu’il n’avait été durant ces derniers jours. Devoir se cacher de tous et surtout d’eux l’avait miné, plus qu’il ne l’aurait cru.
— Et c’est pour ça que tu es dans cet état, maintenant ? s’exclama Moriss, stupéfait, les sourcils haussés.
Lionel s’étonna de sa remarque.
— Quel état ?
Il ne se sentait pas spécialement changé, juste stressé voire un peu paranoïaque sur les bords. Un peu éreinté, aussi, mais l’épuisement devait être lié à son état de stress permanent.
— Cela fait plusieurs jours que ta santé semble se dégrader, lâcha Kreya, dubitative. Tu manges de moins en moins, tu es un peu plus pâle chaque jour, et tu es de plus en plus fatigué et irritable. Sans compter que tu sors uniquement pour faire tes escapades dont tu ne disais rien, et tu as l’air de moins bien tenir le coup à la fin de la journée.
— Oh, fit Lionel pour toute réponse, soudain songeur.
Lui-même ne l’avait pas noté, pris dans sa tourmente, mais à présent que la theris avait énoncé leurs constatations et avec le recul, il concéda qu’elle avait raison.
— C’est pour cela que vous êtes ici ? s’exclama-t-il soudain, sous les regards attentifs et un peu inquiets de ses camarades. Vous vous inquiétiez pour moi ?
— Pour quoi voulais-tu que ce soit d’autre, idiot ? fit-elle, cinglante et une moue mécontente sur ses lèvres. Pour le plaisir de mettre le bordel dans tes affaires ?
— … Ça se discute, plaisanta-t-il, avant de recouvrer un visage plus sérieux devant la fermeté de ses amis. Eh bien, je ne sais pas, avoua-t-il finalement, un peu gêné et honteux. J’ai juste… j’ai juste paniqué à l’idée que vous puissiez… eh bien…
Il se sentit idiot et les deux autres s’en aperçurent, comme ils comprirent également la suite de sa phrase qu’il ne compléta jamais. Il se tut.
— Mais pourquoi te mettre dans un état pareil juste pour ça ? s’écria finalement Moriss, toujours incrédule. Ok, tu n’aurais jamais dû le faire, et ce n’est pas correct de désobéir, surtout quand on sait pourquoi, mais… pourquoi te pourrir ainsi la santé ? Elle est toute seule, non ? C’est bien cela ? voulut-il s’assurer.
Si Lionel s’était amusé à en prélever plusieurs, c’aurait été une autre paire de manches mais cela aurait été surprenant. Après tout, comment aurait-il procédé pour que personne ne le remarquât et qu’en aurait-il fait ensuite ?
— Non, juste celle-ci, lui répondit-il, et Moriss hocha la tête avec soulagement. En déterrer une sans se faire attraper a été assez compliqué, déjà, et je n’aurais pas pu en glisser deux dans la même capsule.
— Alors pourquoi ? insista Kreya, intriguée. Pourquoi te mettre dans un état pareil juste pour ça ? Même si cela s’était su, tu aurais reçu un blâme et peut-être une sanction mais pas de quoi te mettre dans cet état ! Ou alors, c’est la perspective de te faire engueuler par le Docteur Rocombell – et peut-être par Untrill, aussi – qui t’a fait flipper à ce point ?
Lionel se mordit la lèvre, mais il n’hésita pas plus pour leur parler du trou en lieu et place de là où il l’avait déterrée, et de l’incroyable coïncidence qui faisait que les plantes autour de ce dernier étaient mortes désormais, ainsi que le reste de la flore agonisante pour l’essentiel – quelques espèces proliférant au détriment de toutes les autres – et ce une semaine seulement après son arrachage. Et même si l’idée le laissait toujours aussi perplexe, une part de lui n’arrivait pas à se défaire de l’idée qu’il en était potentiellement responsable. Et que donc, forcément, si cela venait à être découvert, on lui mettrait tout sur le dos. Et qu’il paierait très cher sa curiosité mal placée.
Une fois ces explications présentées, les dernières zones d’ombre disparurent dans l’esprit de ses deux amis.
— C’est donc pour ça ? s’exclama Moriss en clignant des yeux, avant de secouer la tête. Mais c’est du grand n’importe quoi !
— Quoi ?
Ce fut au tour de Lionel de cligner des yeux, abasourdi. Kreya secoua la tête avant de prendre sa suite :
— Je suis d’accord avec lui. Même si la coïncidence est incroyable, qu’une seule et même plante soit responsable d’un phénomène d’une telle ampleur est plus qu’improbable. Tu imagines si c’était le cas ? Il suffirait qu’un animal passe par là et la mange pour tout faire basculer, c’est ridicule !
– Les animaux qui vivent à ces profondeurs ne sont pas justes carnivores, détritivores et euh… pas herbivores ? intervint le darnien d’une voix incertaine.
La theris écarta la remarque d’un geste de la main, la considérant avec dédain.
– C’est le cas chez nous, parce qu’il n’y a pas de végétation à cette profondeur, mais pourquoi serait-ce aussi le cas ici ? C’est ridicule ! Enfin, peu importe. Il suffit de demander à un animaliste si tu veux être fixé à ce sujet, tout en sachant qu’il leur reste de nombreuses inconnues, à eux aussi, donc... Ils n’ont débuté leurs recherches que quelques mois avant nous, après tout. Mais je ne vois pas pourquoi tu t’inquiètes à ce sujet, personne n’aurait cru une seule seconde à cette hypothèse ! fit-elle en s’adressant de nouveau à Lionel. Sincèrement, qui le ferait ?
A la grimace de Lionel, elle comprit qu’une partie de lui y croyait ou tout du moins, qu’il n’arrivait pas à écarter cette éventualité de son esprit. Elle soupira. Pourtant, c’était si bizarre qu’elle se demandait pourquoi il s’y raccrochait autant. Même si les circonstances étaient intrigantes, ce ne serait pas la première fois qu’une telle chose se produisait. Par contre, l’arrachage d’un seul pied, causer un tel désastre ? Elle n’avait jamais entendu une telle chose. Pour cela, il fallait la rupture de tout un écosystème, et en quoi une seule plante suffirait à le faire ?
Elle soupira.
— Ok. Et donc ? Tu t’enfermais ici pour l’étudier et… t’as trouvé des trucs ? Qui te fassent plutôt pencher pour l’une ou l’autre hypothèse ?
L’air malheureux du jeune homme répondit à sa place, mais il le fit tout de même :
— Non. En vérité, je ne sais même pas quoi chercher, avoua-t-il d’un ton dépité.
Il recula vers le lit pour s’y asseoir d’un geste brusque, comme si ses jambes avaient soudain perdu tout leur tonus. Le matelas rebondit sous son poids. Il ramena mollement ses bras sur ses jambes, et le désespoir sur ses traits émut ses amis. A présent, la colère avait totalement disparu et ils tentaient juste de rassurer leur ami désemparé.
— Tu sais… eh bien, c’est vrai qu’on ne connait rien du tout de cette plante, en fait, commença Moriss d’un ton hésitant. Donc à l’heure actuelle, on ne peut pas lui attribuer la responsabilité des dégâts, même si c’est vrai que la coïncidence parait bizarre.
Lionel releva la tête, les sourcils froncés. Il comprenait les bégaiements du darnien mais pas leur but. Pourquoi répétait-il ce qu’ils avaient dit plus tôt ? Ou plutôt, accordait-il finalement crédit à sa part craintive en lui ? Ce dernier point ne le rassura pas du tout car au contraire, il lui donnait plus de poids.
— Bon, le truc, c’est que nous n’en sommes pas du tout à ce stade au labo, vu qu’on est plutôt en train de les référencer et de les cataloguer avant de les étudier plus individuellement, poursuivit Moriss, énonçant ses réflexions à voix haute. Même si cela a été mis en pause à cause des événements actuels, nous n’en sommes pas à étudier certaines plantes en particulier… Ce serait difficile de se justifier auprès des autres.
Les sourcils de Lionel se haussèrent tandis que l’idée faisait lentement son chemin. Etait-il vraiment en train de suggérer de continuer son étude dans le dos de tout le monde ?
— Vous… vous ne comptez pas le rapporter aux autres ? fit-il soudain d’une petite voix.
Il s’attira des regards intrigués et il s’empressa d’exprimer sa pensée :
– Je veux dire… vous voulez vraiment continuer à garder ça secret ?
— Tu croyais vraiment que l’on allait te dénoncer ? Sans déconner ! ricana Moriss, avant de reprendre son sérieux : Si tu avais fait un truc vraiment grave comme un meurtre, là je ne dis pas – enfin cela resterait possible, selon les circonstances qui t’auraient amené à le faire, mais elles auraient intérêt à être en béton. Mais ça ? Mec, t’es le seul à te biler autant pour un truc pareil !
— Mais –, tenta-t-il de protester, mais Kreya intervint à son tour :
— Ce n’est pas que nous cautionnons ce que tu as fait, comme tu le sais déjà, tu n’aurais jamais dû. Mais te dénoncer n’apportera rien à personne, et tu as besoin de comprendre ce qu’il se passe et de t’assurer que ce qui se produit aujourd’hui n’est pas de ton fait.
Lionel plissa les yeux, ému et soulagé. Bien qu’ils réprouvassent ses agissements, ils avaient décidé de le soutenir et s’apprêtaient même à l’aider. Il avait sous-estimé la confiance qu’ils lui accordaient et il se sentit plus honteux encore de ne pas leur avoir tout révéler plus tôt, ni de lui-même.
— Par contre, je pense qu’à l’état actuel des choses, il vaut mieux ne rien révéler au reste de l’équipe, reprit Kreya. Nous ne les connaissons pas beaucoup et donc, nous ne savons pas s’ils ont susceptibles d’aller tout raconter à Rocombell – à moins que tu ne fasses suffisamment confiance à Mara, Lionel ?
Il prit un air incertain puis, après quelques secondes de réflexion, il secoua la tête.
— Non, soupira-t-il. Je n’ai aucune idée de sa réaction si elle l’apprenait.
Les deux autres acquiescèrent. Ils avaient le même ressenti vis-à-vis de la jeune femme.
— Valène non, elle est trop bavarde, ça lui échapperait à coup sûr. Et pour Untrill… c’est encore pire, c’est un peu notre supérieur par intérim en plus, cela le mettrait dans une position délicate s’il acceptait de nous couvrir, poursuivit la theris avec un soupir. Il vaut mieux le tenir à l’écart, lui aussi. Et l’autre est un administratif, il ne comprendrait même pas.
— Ce qui ne nous simplifie pas les choses, marmonna Moriss en se frottant le visage. S’ils avaient su, on aurait pu faire les analyses sans craindre de nous faire attraper.
— C’est sûr que ça aurait pas mal aidé. Mais tu oublies les caméras, rétorqua Kreya en s’asseyant à son tour sur le matelas.
— Personne ne les visionne tant qu’il n’y a rien de suspecté. Il faut donc surtout faire en sorte que ce ne soit jamais le cas.
Un sourire cynique se dessina sur les lèvres mauves de la theris alors que ses traits mêlaient ironie et amusement.
— Oh. Tu as raison. C’est très facile.
— Ne pars pas avec des idées aussi défaitistes.
— Ce n’est pas le cas.
— De toute façon, les interrompit soudain Lionel, avant de songer à cela…
Il se laissa retomber contre le matelas, la tête vautrée sur les draps.
– Il faut d’abord savoir ce que l’on fait. Que faudrait-il pour répondre à notre question ?
Comme lui, les deux autres se le demandaient. Mais peut-être, avant cela encore, fallait-il préciser la question. Que devaient-ils donc rechercher pour se prouver que cette plante n’avait rien à voir avec les événements actuels ?
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