Ils surent qu’ils avaient atteint le pont lorsque des rumeurs de conversation et des chuchotements se firent entendre. Une fois le dernier sas traversé, ils aperçurent un groupe d’une vingtaine de personnes comptant des représentants des trois espèces humanoïdes d’Argos devant eux et les rejoignirent. Ces derniers étaient tant plongés dans leur discussion qu’ils ignorèrent leur arrivée, ce à quoi eux-mêmes ne prêtèrent aucune attention. Ils n’en avaient que faire et préféraient plutôt admirer la vue en contrebas.
Ils se trouvaient sur le promontoire qui surplombait le pont d’arrimage des navettes. Devant eux, plusieurs étages plus bas, une dizaine de ces appareils bleu pâle et fuselés, tous identiques, étaient à l’arrêt et strictement bien rangés en épis. De nombreuses personnes circulaient entre eux, parfois se hélaient, et de là où ils étaient, ils pouvaient entendre la cacophonie engendrée par les diverses conversations et les manœuvres effectuées. Parmi elles, les pilotes se détachaient par leur uniforme rouge. Plusieurs d’entre eux, très agités, entouraient une navette en particulier. Ce devait certainement être celle qui était sur le point de partir ; les autres membres de l’équipage présents s’attelaient plutôt à des tâches de maintenance et avaient une attitude bien plus posée que leurs collègues.
Derrière tout cet émoi, une large baie s’ouvrait sur l’espace. L’intérieur n’était protégé du vide que grâce à la présence du bouclier dont ils ne distinguaient que quelques ondulations brillantes perceptibles que de manière intermittente. A l’heure actuelle, un bout de sphère bleue piquetée de blanc se détachait nettement du noir spatial et envahissait toute la partie gauche du cadre que dégageait l’ouverture. Cela n’avait rien de remarquable en soi mais Lionel, comme tous, savait de qui il s’agissait. Cela suffit pour qu’il pinçât les lèvres, saisi par cette première vision de la planète dont il n’avait jusqu’alors qu’entendu parler, d’autant plus qu’il n’était pas encore tout à fait remis de celle de son étoile. Il était définitivement trop sensible.
— C’est…
Il ne put finir sa phrase et sa voix mourut dans sa gorge. Personne ne se retourna vers lui mais tous partageaient la même émotion. À leur façon et à leur propre échelle.
— Oui. C’est Argaphylion, confirma sobrement Kreya.
La planète-colonie. Leur nouvelle maison.
Ils admirèrent la vue encore quelques instants avec déférence avant d’apercevoir du coin de l’œil les silhouettes rouges s’affairer davantage et certaines s’éloigner de la navette à grands pas. Pourtant, l’appareil en lui-même demeurait encore silencieux ; s’il devait être bientôt prêt, ce n’était pas encore tout à fait le cas.
Le bruit environnant était tel qu’ils n’entendirent pas les claquements de pas sur les escaliers qui rattachaient le promontoire au pont. Tandis qu’ils hésitaient à descendre, un homme mince à l’allure sèche surgit près d’eux et les interpella, ce qui fit sursauter la moitié du groupe. Il était si grand qu’il atteignait la taille de certains theris et surpassait la plupart des individus présents, y compris Lionel et Moriss. Son uniforme droit et d’un marron sombre le désignait comme partie intégrante de l’équipage du vaisseau et ses insignes comme l’un de ses principaux commandants, le second. Tous se retournèrent vers lui et ne purent que se taire face à l’aura de prestance austère qu’il dégageait. Lui-même se posta devant eux, les mains d’abord croisées derrière le dos et le visage fermé, pour ensuite désigner d’un vague geste du bras la navette en cours de démarrage – ou peut-être n’était-ce que pour pointer quelque chose en contrebas qu’ils n’identifièrent pas.
— Nous venons de nous mettre en orbite autour de la planète. La navette sera bientôt prête ; il vous faut désormais descendre.
Ses paroles surprirent un peu tout le monde car tous s’étaient imaginés être arrivés trop en avance, d’autant qu’aucun n’avait encore reçu la moindre communication holographique à ce sujet. Cependant, ils ne cherchèrent pas à comprendre et obtempérèrent sans plus attendre. Ils suivirent donc le commandant en second qui redescendit lui-même sans un mot. Ils observèrent le plus grand silence tandis qu’ils traversaient la foule de techniciens, de pilotes et de militaires qui les ignorèrent jusqu’à atteindre les portes largement ouvertes de la navette et furent stoppés à cet instant par leur guide qui se tourna alors vers eux.
— Nous allons dès à présent procéder à la remise de vos badges d’accréditation ainsi que de vos appareils régulateurs de gravitation, commença-t-il d’une voix atone, sans doute ennuyé qu’une telle tâche lui incombât. Je vous rappelle, comme cela vous a déjà été expliqué plus tôt, que les premiers sont strictement personnels tandis que les seconds ne sont pas nominatifs et peuvent être empruntés ou échangés, ceci étant de votre responsabilité. Il vous faudra cependant penser à signaler ces transferts ; cela permettra de leur éviter quelques mauvaises surprises.
Lorsqu’il acheva sa tirade, deux individus venaient de sortir de la navette pour apparaitre à ses côtés, un darnien et un theris. Tous deux revêtaient l’uniforme marron du personnel du vaisseau mais leurs insignes les désignaient comme de simples membres d’équipage. Le theris portait à la main une valise métallique d’un brun mordoré relativement large. Le second adressa alors un signe de tête à ce dernier qui s’avança devant le petit groupe. Il cala la valisette dans ses bras et le darnien se chargea de l’ouvrir, leur dévoilant ainsi son contenu. Il se séparait en deux compartiments par une fine cloison : d’un côté étaient regroupés des petits boitiers fins, noirs, lisses et luisants dotés de plusieurs systèmes d’accroche, les badges d’accréditation, parfaitement identiques d’un point de vue extérieur ; de l’autre des petits boitiers rectangulaires aux parois lisses, blanches et rouges, dotés d’un écran sombre sur lequel rien ne s’affichait, les appareils régulateurs de gravitation. Ces derniers se révélaient particulièrement nécessaires pour ceux qui s’installaient sur cette nouvelle planète ; en effet, si cette dernière possédait une atmosphère à peu près similaire à celle de leur planète d’origine, la gravité y était bien plus importante, bien plus que leurs corps ne pourraient le supporter. Ce n’était pas un problème en soi à l’intérieur des bâtiments où une gravitation artificielle avait été installée de la même façon que dans les vaisseaux avec quelques modifications de paramétrage, forcément, pour tenir compte de la gravité déjà existante, mais ce n’était pas le cas de l’extérieur. Et donc, afin d’éviter de s’écraser violemment contre le sol, ils devaient pour l’heure se déplacer avec ces appareils.
La distribution prit un peu de temps, notamment pour attribuer les badges à leurs détenteurs après vérification de l’identité de chacun. Une fois la valisette vide, les deux individus la refermèrent et disparurent parmi leurs collègues et après leur avoir fait signe d’entrer, le second les quitta à son tour. Ils obéirent et débouchèrent directement sur une salle étroite aux parois opaques dans laquelle s’alignaient quelques dizaines de sièges en rangs serrés. Une allée centrale se dégageait au milieu et s’étendait jusqu’à la cabine de pilotage dont l’accès était fermé. Ils ne tardèrent pas à prendre place et bouclèrent chacun leurs ceintures de sécurité. Puis ils attendirent.
Au début, personne n’osa parler, gardant la solennité du moment encore intacte. Mais le temps s’éternisait et personne n’apparaissait ; quelques chuchotis finirent par percer le silence au bout de quelques minutes seulement et détruisirent par là-même le mutisme qui les avait saisis. Dès lors, il disparut complètement et le passage de leurs chefs de mission vers la cabine de pilotage n’y changea pas grand-chose – il y eut tout juste une brève interruption pour des salutations polies – ni même le faible ronronnement que commença à émettre l’appareil.
— Quand même, ils auraient pu le faire un peu plus grand, c’est un coup à le perdre…, bougonna Moriss en tripotant son appareil régulateur de gravitation. Ce n’est pas comme si on ne risquait pas de mourir si on ne l’a plus sur nous !
Le darnien le retourna dans tous les sens, intrigué par sa simplicité. Il n’y avait cependant rien de notable à son observation, d’où qu’il abandonna rapidement.
— Eh bien dans ce cas, cela voudra juste dire que tu ne pourras plus sortir, souffla la theris en fermant les yeux.
Pour sa part, elle n’avait pas tardé à lui trouver une place désignée d’office, la poche de sa veste. Elle n’en tint plus compte dès l’instant où elle la referma d’un petit zip discret, facilité par le fait qu’il pesait à peine sur sa poitrine lisse.
Moriss haussa les sourcils et fit judicieusement remarquer :
— Comme notre mission est justement de sortir étudier les fonds marins, ce serait un peu dommage.
— Dommage pour toi surtout, rétorqua-t-elle d’un ton morne, ses yeux toujours clos.
Moriss souffla, amusé, mais ne répliqua rien. Il reporta son attention sur l’appareil qu’il agita encore quelques secondes et finit par marmonner pour lui-même, songeur :
— On ne peut pas dire mais ils sont forts, ces ingés… Réussir à miniaturiser de tels mécanismes !
Moriss étant également biologiste, un tel fait relevait de l’exploit à ses yeux, même s’il était habitué à vivre dans un monde où la miniaturisation des appareils technologiques était chose courante. Cependant, il n’y avait pas que l’aspect électronique qui était remarquable mais aussi le fait que cette petite chose parvenait à agir sur une force telle que la gravité, même à son échelle – et cela avait demandé des années de travail, forcément. Une unité spécialisée avait même été créée dans ce but au sein du Complexe et continuait encore ses travaux pour espérer à terme étendre davantage leur champ d’action voire ne plus en nécessiter le port. Ce n’était pour l’heure qu’un idéal, mais n’était-ce pas ainsi qu’avaient été initiées les plus grandes innovations ?
Kreya haussa les épaules, indifférente, mais Moriss n’en tint pas compte. En lui-même, il était déjà passé à autre chose.
— C’est quand même long comme désignation, « appareil régulateur de gravitation » ou « appareil gravitationnel »… On devrait lui trouver un nom !
Personne ne lui répondit. Kreya semblait sur le point de s’endormir et Lionel ne prêtait plus réellement attention à ses paroles, les yeux perdus dans le vague sur le siège face à lui et sur le crâne à la chevelure brune qui en dépassait.
Moriss n’eut pas le temps de manifester son dépit face à tant de désintérêt que soudain, le vrombissement s’intensifia. Tout le monde se tut. Au bout de quelques secondes, la paroi vibra alors qu’un mécanisme se débloquait puis ils sentirent l’appareil effectuer un léger mouvement avant de reculer franchement. Il s’avança ensuite en prenant de la vitesse. Même s’ils ne voyaient rien de l’extérieur, ils devinèrent sans peine quand la navette décolla et quitta le Feirhedron. Un léger bruit signala alors la mise en route de la gravitation artificielle à l’intérieur de l’appareil alors qu’ils étaient jusque-là soumis à celle du vaisseau-mère, confirmant ainsi leur impression. Il continua de prendre de la vitesse encore quelques instants avant de la stabiliser et dès lors, ils ne ressentirent plus rien. Ils savaient qu’ils avançaient toujours mais n’en ressentaient nullement les effets. Drôle de dissonance entre le vécu et la réalité.
Il fallut quelques secondes supplémentaires pour que les conversations reprissent, d’abord avec hésitation pour la plupart d’entre eux.
— Ok les gens, reprenons ! fit Moriss comme si de rien n’était, mais comme l’incident ne les avait nullement interrompus, il agit en conséquence pour l’entamer réellement.
Il secoua ses collègues assis de part et d’autre pour attirer leur attention. Si Lionel se contenta de lui renvoyer un regard blasé, Kreya ne se gêna pas pour pester contre lui. Moriss ignora ses récriminations pour proposer d’une voix joyeuse :
– Alors, que dites-vous de ‘gravit’ ?
– Tu m’as réellement secouée pour ça ? râla la theris tandis que Lionel haussait les épaules avec désinvolture.
— Pourquoi pas.
Pourrait-il régler rapidement cette affaire ainsi ?
— C’est nul et ça n’a aucun intérêt, acheva-t-elle avant de refermer les yeux, signalant de cette façon que pour elle, la conversation était close.
Elle tenta d’étirer ses jambes mais se cogna contre le siège devant elle et les ramena contre elle, dépitée. Lionel ne put s’empêcher de grimacer à sa place et de la plaindre intérieurement. Lui-même se trouvait un peu à l’étroit même si ce n’était pas inconfortable, or la theris était nettement plus grande que lui et ce, malgré qu’elle fût plutôt moyenne à petite selon les standards de son espèce. Ces sièges étaient complètement inadaptés pour ces derniers, ce qui étonnait assez le jeune homme car ils représentaient pourtant le peuple humanoïde le plus important d’Argos – à peu près cinquante pour cent des Arguéens. Certes, les navettes à bord du Feirhedron étaient de construction humaine, mais pourquoi utiliser ces dernières pour des transports groupés de ce genre où toutes les espèces étaient représentées ?
— Juste lui trouver un nom plus court, soupira Moriss avec fatalisme avant d’abandonner le sujet à son tour, refroidi par le dédain que démontraient ses collègues car Lionel l’avait lâché à son tour en reportant son attention ailleurs.
Le silence s’installa alors entre eux, le darnien retranché dans un mutisme boudeur, mais il ne dura que quelques minutes. Un léger sursaut secoua alors le petit vaisseau mais n’ébranla presque personne.
— C’était pour quoi, ça ? s’inquiéta Lionel, le corps raidi et les mains crispés de part et d’autre de lui-même soit les cuisses de ses voisins.
Si Moriss ne lui renvoya qu’un regard amusé en réponse, celui de droite montra plus d’hostilité à son égard par la contracture de ses traits ; Lionel s’empressa alors de les lâcher bien qu’il ne fût pas plus rassuré pour autant. Il avait aussitôt songé à une attaque mais en y réfléchissant, le choc n’avait eu lieu qu’une fois – les amortisseurs n’étaient pas assez puissants pour faire disparaitre d’éventuelles collisions et la navette ne disposait pas de bouclier énergétique. De plus, celle-ci n’avait pas pris de la vitesse pour fuir ni pour changer de cap et si elle disposait d’un armement, elle était insuffisante pour se permettre un affrontement. De ce fait, la possibilité d’un tir ennemi s’éloignait peu à peu de son esprit sans s’éteindre pour autant, tandis que le ridicule de la situation, lui, ne cessait d’y grandir. Il était bien trop paranoïaque pour son propre bien. Et puis, qui viendrait les attaquer au juste ? Des sortes de pirates de l’espace peut-être ? Existaient-ils seulement ?
— Nous venons de pénétrer dans l’atmosphère de la planète, ça secoue toujours un peu, finit par expliquer Moriss, bien que son homologue commençât déjà à se détendre. Tu as eu peur ?
Lionel secoua la tête, un peu désappointé. Il n’avait jamais eu l’occasion de voyager à bord d’une navette avant sa montée à bord du Feirhedron et il ne se rappelait pas d’un tel moment lors de l’unique fois où il aurait dû l’expérimenter. Mais peut-être n’était-ce que parce que la sensation était peut-être différente lorsque l’on quittait l’atmosphère – ou alors il s’était assoupi sans même s’en rendre compte.
— Non, non. Juste… je n’avais pas pensé à ça.
Moriss n’insista pas et le jeune homme en fut soulagé. Il se redressa sur son siège et tenta d’étirer ses jambes à son tour. Il parvint tout juste à déplier un peu ses genoux ankylosés du fait de sa position. Déçu, son regard se perdit ensuite dans la cloison opaque ; qu’il était dommage qu’il ne pût admirer leur descente et les paysages de la planète grossir peu à peu sous ses yeux. C’aurait sans doute été beau et émouvant à voir ; il n’avait donc que son esprit pour l’imaginer.
Comme le Feirhedron s’était placé de sorte à minimiser le trajet pour la navette en se positionnant presque au-dessus du complexe, ils sentirent rapidement l’appareil ralentir et se redresser à l’horizontale. Pourtant, ils furent bien incapables de déterminer quand ils touchèrent le sol. Après un certain temps, le co-pilote finit par quitter la cabine de pilotage et annonça la fin de l’atterrissage. Tout le monde se leva et rapidement, la trappe d’accès s’ouvrit et leur céda le passage. Ils n’attendirent pas leurs chefs de mission qui tardaient à apparaitre et sortirent.
Passer de l’air conditionné de la navette à celui naturel de la planète fut une sensation tout autant grisante que dérangeante. Ils perçurent aussitôt la différence entre celui-ci et l’air auquel ils étaient habitués sur Argos. Il était ici plus humide et plus lourd, ce qui les troubla quelques instants. Il faisait également chaud, très chaud, et l’humidité rendait cette chaleur trop chaude, lourde et pesante. Lionel comprenait mieux pourquoi ils avaient particulièrement insisté sur la prévention des pathologies respiratoires : de toutes les maladies qu’ils risquaient de développer ici, ce genre de complications devait arriver en tête, même pour ceux qui n’avaient jamais eu de problème auparavant. Ils finiraient soit par s’y adapter, soit par devoir songer à une solution, surtout si toute la population devait s’établir ici. Même si en vérité, une bonne partie était destinée à vivre sous l’eau et donc sous atmosphère contrôlé.
Lionel ne tarda pas à considérer son environnement avec intérêt, ému par ces premiers pas qu’il effectuait sur la planète-colonie. Ils se trouvaient sur une large piste à ciel ouvert recouverte de jekhar, une substance lisse, beige et terne qui s’étendait sur plusieurs centaines de mètres de longueur. Plusieurs navettes étaient arrêtées près d’eux. Un large bâtiment clair se découpait en arrière et couvrait toute leur gauche. Plusieurs de ses accès étaient ouverts et de petits vaisseaux stationnaient à l’intérieur. Des battants blancs dont la nature n’était pas devinable à cette distance fermaient les autres et cachaient leur contenu à leur vue. Le reste de la structure n’avait que peu d’ouvertures, des portes et quelques fenêtres obscures – il contenait certainement le siège administratif du spatioport, entre autres. Tout autour d’eux se dressait une végétation abondante sur une assez courte distance, car derrière les arbres se dessinait la silhouette de quelques bâtiments. De taille réduite, ils étaient presque invisibles derrière le mur végétal, d’autant plus qu’ils étaient bas et que leurs surfaces extérieures se détachaient peu de la flore. Cela attisa d’autant plus la curiosité et la joie de Lionel qui n’avait vécu que dans les grandes villes d’Argos et notamment Kéréone, troisième mégapole de la Confédération, où celle-ci était rare et les bâtiments nombreux et très hauts. Le contraste avec ses souvenirs était d’autant plus saisissant.
Il remarqua à peine le départ des pilotes et la fermeture de la navette derrière eux, et pas du tout la sortie de leurs supérieurs. Les discussions fleurissaient autour de lui pour commenter ces premières observations mais isolé dans sa bulle, il n’en percevait que quelques rumeurs indistinctes. Lui, comme quelques autres parmi les plus rêveurs, se contentait de les ignorer et de jeter des regards éperdus et émerveillés autour de lui. Mais l’on se refusait à les laisser à leur fascination.
Leurs chefs de mission les rappelèrent à l’ordre et les menèrent ensuite vers un bus garé un peu plus loin dans un parking distinct et abrité situé à quelques centaines de mètres de l’endroit où s’était posée la navette. Deux autres véhicules du même gabarit y stationnaient également. Lionel ne songea qu’à cet instant au problème de gravité mais comme rien n’avait changé, il l’oublia bien vite ; l’appareil de régulation s’activait tout seul de toute manière.
Le bus qui les accueillit aurait facilement pu contenir le double de personnes et il fut ainsi rapidement rempli. Ils quittèrent le parking pour emprunter une large route caillouteuse tracée au sein de la forêt et donc le spatioport dans le même temps. Ils eurent alors tout le loisir d’admirer le paysage au travers de leurs vitres semi-teintées et la plupart d’entre eux céda à cette curiosité. La forêt était étrange mais indéniablement adaptée au climat de cette planète, abondante et colorée. Lionel fut charmé par la palette de couleurs que les différentes plantes revêtaient ; aucune ne parvenait à dominer les autres tant elles se mélangeaient, se fondaient et se confondaient les unes aux autres. Il était évident que la forêt n’était pas gérée mais l’abondance de denrées comestibles visibles laissait suspecter une relative intervention des habitants du Complexe. Cet aspect avait été évoqué lors d’une réunion sur les modèles d’agriculture développés sur Argaphylion : ce pouvait être la forêt dite comestible.
Comme la station-relai se trouvait assez près du complexe, tous purent rapidement mieux l’observer. C’était si différent d’Argos que Lionel aurait pu croire qu’il s’agissait là d’une autre civilisation que la leur qui s’était établi là. De fait, il s’agissait de ne pas infliger à la Nouvelle Argos la même chose qu’à leur planète d’origine et le complexe devait servir de modèle en ce sens pour estimer les meilleures alternatives possibles pour les futures villes. Ici, les bâtiments avaient été construits intelligemment, de sorte à intégrer le paysage et à minimiser l’impact des nouveaux habitants et du complexe sur la nature alors qu’à Argos, d’immenses bâtiments aux multiples étages, les mégadomaines, se dressaient les uns à côté des autres comme s’ils concouraient à obtenir le titre de celui qui atteindrait en premier les nuages et le ciel. Ici, la végétation était maitresse des lieux et couvrait les toitures, de nombreux pans de murs et l’essentiel de la surface du sol, dont une partie constituait en vérité les plantations de légumes et de buissons fruitiers alors que là-bas, elle était presque absente des villes, recluse en des coins de plus en plus réduits, remplacée par les habitations, la technologie et les loisirs. Et Lionel devinait, à la présence de passerelles, la mise en place d’infrastructures pour éviter au maximum la perturbation des migrations d’animaux, ce qui existait à peine sur Argos. Et tout cela n’était très certainement qu’un aperçu des nombreuses différences qui existaient entre elles. Il ne doutait pas que, malgré l’absence d’activités autres que professionnelles, la qualité de vie serait bien meilleure en ce lieu.
Le bus dépassa les premiers bâtiments et la route ne changea pas de nature. Pour autant, l’herbe était présente presque partout au sol et arborait une belle couleur orangée qui détonait de ce dont il avait l’habitude. De nombreux arbres se découpaient entre les bâtiments et formaient parfois des massifs colorés capables de les masquer. Quelques personnes circulaient à pied entre les bâtiments en considérant à peine le véhicule qui traversait le Complexe.
Ils roulèrent encore quelques minutes avant de s’arrêter devant un grand édifice un peu excentré et bâti en U. Le symbole creusé sur le pan de mur, au-dessus de son portique d’entrée, leur signifiait qu’il s’agissait du bâtiment de soins. Première étape de leur séjour en ce lieu : se soumettre à un examen clinique initial pour récolter des données basales nécessaires au suivi clinique des prochaines semaines, car aucun administrateur ne plaisantait avec la santé de leurs employés sur place. Sous l’injonction du Docteur Frénert, tout le monde descendit. Plusieurs personnes les attendaient devant les portes du bâtiment et certains arboraient des mines austères voire un peu impatientes. Tandis que tous se dévisageaient et cherchaient à identifier leurs vis-à-vis en vue de reconnaitre leurs futurs collègues, l’un des chefs de mission qui les accompagnait les dépassa pour s’arrêter au quelques pas. C’était une femme de petite taille à la silhouette un peu enveloppée et aux cheveux courts et grisonnants. Si son physique était quelconque et ne laissait deviner aucune beauté ancienne, son allure respirait l’assurance et invitait au respect – mais son nom seul les y poussait tous. Le Docteur Bérénice Rocombell. L’une des principales pionnières du Projet mais aussi et surtout, leur chef de mission et la femme qui était venue le trouver presque deux mois plus tôt pour le sortir de son cauchemar. Lionel ne réfléchit pas davantage et s’avança pour se placer près d’elle avec déférence. Ses deux collègues l’imitèrent. Elle-même les ignora et s’exclama d’une voix grave mais indéniablement féminine :
— Comme vous devez me reconnaitre, je suis le Docteur Bérénice Rocombell. Je demande aux nouveaux membres de mon équipe de bien vouloir s’avancer.
Face à eux, quatre silhouettes s’approchèrent et leur permirent de rendre tangibles des visages qu’ils ne connaissaient que par hologrammes interposés : deux theris mâles tous deux très grands, distinguables par la silhouette plus fine du plus grand, Kylio, qui contrastait avec la musculature puissante de son homologue, le dénommé Untrill ; se tenaient à leurs côtés deux femelles de petite taille, une darnienne menue plus pâle que Moriss et une humaine blonde aux traits fins et à l’air assuré, Valène et Mara. Leur équipe était désormais au complet et il n’y avait nul besoin de présentations. Etaient-ils donc là eux aussi pour les examens cliniques d’usage ? Ne les auraient-ils pas réalisés avant, étant déjà sur place ?
— Bien ! Je suppose que vous êtes arrivés il y a peu de temps ?
Ils acquiescèrent et seul le visage de Mara s’assombrit. Un échange bref s’initia entre cette dernière et le chef de l’équipe mais Lionel ne les écouta pas et jeta un coup d’œil autour d’eux. Les autres équipes existaient déjà et ne faisaient qu’intégrer de nouveaux membres. Du fait de l’isolement relatif du complexe, les arrivées se faisaient toujours ainsi, par vagues. Pour ceux en provenance d’Argos, la raison en était évidente mais pour ceux vivant déjà sur la planète, lorsqu’ils étaient transférés d’une équipe à une autre, ce devait juste être une question d’organisation.
Un coup de coude reporta son attention sur le Docteur Rocomdell puis sur l’auteur du coup qui n’était autre que Moriss, dont le visage demeurait pourtant sérieux. Il vit leur ainée prendre la tête du groupe pour le mener vers l’intérieur du bâtiment. Tout le monde la suivit sans un mot tandis qu’elle entamait une brève présentation des lieux et les guidait dans le dédale de couloirs et de salles.
Cette première étape signa le début de leur nouvelle vie.
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