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tome 1, Chapitre 3 « Vivre, quelle souffrance sans partage ! » tome 1, Chapitre 3

« Vivre, quelle souffrance, et quelle souffrance sans partage ! »

Victor-Lévy Beaulieu

Docteur E.E. Pool – avril 1895

Voilà déjà trois mois que je suis devenue officiellement le bras droit du docteur Samuel Bayler. Jamais, dans mes rêves les plus utopiques, je n’aurais espéré me voir distinguée par un homme aussi brillant, encore moins bénéficier d’une telle confiance de sa part. Malgré tout, je ne peux m’empêcher de nourrir quelques doutes sur les raisons profondes qui l’ont conduit à me choisir. Je ne pense pas que mon diplôme de médecine ait été le facteur le plus déterminant…

Le docteur n’a jamais caché qu’il ne souhaitait engager à son service que des personnes sans attaches familiales, prêtes à se dévouer totalement pour leur métier. Il se trouve que je correspondais parfaitement à ce profil. J’avais perdu ma mère, elle-même orpheline, trois jours après mes sept ans. J’avais dès lors suivi mon père, médecin militaire dans l’armée de Sa Majesté, sur tous les champs de bataille de l’Empire britannique. À l’âge de treize ans, je commençai à manifester les signes distinctifs de la féminité : embarrassé par cette situation à laquelle peu d'hommes sont préparés, il décida de m’envoyer dans un pensionnat londonien accueillant les filles des officiers du Royaume. Je crus mourir de cet internement ; il me fallut plusieurs années pour surmonter la froide colère que cet éloignement avait fait naître en moi. Dans mes lettres, je ne m’adressai plus à mon père que dans le style le plus impersonnel. Je ne sus jamais s’il s’en était aperçu, encore moins s’il en avait souffert.

Mes sentiments à son égard s’améliorèrent considérablement quand il accepta mon choix de carrière, sans la moindre tentative pour m’en dissuader. Il devait comprendre que j’avais peu de chances de me marier un jour, et que je devais trouver un métier susceptible de me mettre à l’abri du besoin. J'avais opté pour le seul domaine qui lui était familier – mis à part l’armée que mon sexe m’interdisait d’intégrer. Lui même s’était irrémédiablement fâché avec sa famille après avoir refusé de s’établir dans une confortable pratique de campagne, alors que ses parents pensaient compter sur lui – et sur son diplôme – pour les entretenir jusqu’à la fin de leurs jours. Il avait abandonné ce fardeau à son frère aîné et sa jeune sœur, préférant à la piété filiale le douteux honneur de servir sa patrie. Dès lors, il fut rayé de la liste des dignes représentants de la branche Pool installée dans les environs de Bath.

J’entrevoyais le terme de mes études quand mon père décéda au Caire d’une fièvre maligne. Je garde de lui le souvenir d’un homme silencieux, distant, pragmatique et rigoureux, mais aussi profondément passionné par son art. Autant de traits que j’ai retrouvés chez le docteur Bayler, mais combinés à l’indéniable éclat du génie véritable. J’aurais pu reprendre contact avec les membres survivants de ma famille paternelle, mais je ressemblais bien trop, en physique, en caractère comme en aspirations, à Jeremiah Pool pour espérer de leur part un accueil enthousiaste, ou même simplement bienveillant.

Mes premiers pas dans la profession furent peu exaltants. En dépit de tous mes efforts, je ne parvenais à trouver que des postes subalternes, auprès de médecins qui ne souhaitaient pas se préoccuper des tracas spécifiques à la gent féminine. Je pense avoir examiné suffisamment d’utérus et de seins, mis assez d’enfants au monde pour une vie entière. Sans compter que chacune de ces consultations me rappelait douloureusement la disgrâce dont je souffrais et qui, aux yeux de la société, faisait de moi moins encore qu’une femme, ce qui n’était pas peu dire.

C'est alors qu'une de mes patientes, lady Johanna Landsburg, inspirée par l’exemple de lady Angela Burdett-Coutts, me proposa un emploi au sein de la fondation caritative qu’elle venait de créer avec quelques-unes de ses amies fortunées ; j’acceptai avec empressement. Ce poste ne m’offrirait ni richesse ni renommée, mais j’étais, il faut le croire, la digne fille de mon père : jamais je n’aurais la sagesse d'apprécier la reconnaissance sociale et le confort à leur juste valeur.

Je sacrifiai la possibilité – assez infime, il est vrai – d’en bénéficier un jour, pour faire « mon devoir ». Non dans les rangs de l’armée, mais parmi ceux, plus pléthoriques encore, des miséreux. En effet, « Le Cercle des Dames charitables », à défaut d’œuvrer pour changer en profondeur la société, se préoccupait des malheureux qu’elle engendrait par milliers, comme on secourt un chien sans collier ou d’un oiseau tombé du nid.

Je n’étais pas du genre à m’effaroucher à la vue de la détresse humaine : très jeune déjà, j’y avais été confrontée en accompagnant mon père dans les colonies. Lépreux, mendiants mutilés, enfants affamés encombraient en nombre les allées de tous ces diamants du diadème impérial. Mais j’avais beau être capable, comme tout médecin qui se respecte, de dissocier la raison des émotions, je ne pouvais m'empêcher d'éprouver de la révolte en parcourant jour après jour la circonscription de ma nouvelle pratique.

À l’heure où la science connaissait des progrès fulgurants, des quartiers entiers de nos villes étaient réduits à l’état de ruelles infâmes serpentant entre des taudis au toit percé, disparaissant derrière des piles d’immondices, grouillantes de rats et de vermines en tout genre. Elles étaient hantées par des êtres maigres, furtifs, affligés de tous les maux que la terre pouvait dispenser dans sa sublime indifférence à tous ceux qui n’avaient pas eu la chance de recevoir sa manne.

Tout au moins avais-je le sentiment d’être enfin véritablement utile, tout comme l’avait été Jeremiah Pool auprès des soldats de l’armée britannique. Mais tout comme lui, je ne pouvais soulager tous les malheurs que je rencontrais. Le temps s’écoulait et je finis par ressentir son lent travail d’usure. J’approchais inexorablement de la trentaine : j’étais entrée définitivement dans la catégorie des « vieilles filles ». Cependant, mon engagement m’épargnait – en grande partie du moins – les moqueries et les sourires en coin. Personne ne pouvait remettre en cause un aussi noble choix. Même mon apparence ne se prêtait guère aux remarques narquoises : mes boucles blondes, mon teint de pêche que le soleil de trois continents n’avait su gâter, n’étaient-ils pas censés représenter l’idéal absolu de tout époux potentiel en terre d’Albion ?

Mes amies – si je pouvais nommer ainsi les membres bien intentionnées de la société de bienfaisance – portaient aux nues mon dévouement et mon abnégation, tout en s’effrayant des dangers que je prenais en circulant dans ces quartiers où criminels et femmes de mauvaise vie côtoyaient infirmes et miséreux. Le cynisme colonisait progressivement mon âme comme un cancer, une lèpre invisible et profonde qui me rongeait vivante. Au fil des jours, des mois, des années, je sentais s’émousser ma capacité à ressentir, à m’émouvoir. Je perdais mon humanité.

Je ne dirai pas que le docteur Bayler m’a sauvée. C’est peut-être même le contraire. Mais tout au moins a-t-il donné un sens à ma vie.

***

La famille Lenster figurait parmi les plus défavorisés de mes protégés : le père, alcoolique, passait la moitié de son temps derrière les barreaux, l’autre moitié dans divers hôpitaux où le conduisait sa quasi perpétuelle hébétude. La mère faisait tout son possible pour nourrir les nombreux enfants que son homme avait engendrés quand l’alcool lui laissait assez de vigueur pour remplir son devoir conjugal. Quand j'avais connu la famille, ils étaient neuf, et leur survie jusqu’à ce jour représentait un véritable mystère. Combien avaient vu le jour, même brièvement ? Trois ans plus tard, il n’en restait plus que sept, de petites créatures rachitiques aux yeux trop grands pour leur visage famélique.

En cette sombre matinée de novembre, je m’aventurai dans l’East End, lieu de résidence des Lenster, pour m’enquérir de l’état de Bert, le cinquième de la troupe, alors âgé de sept ans. Le malheureux enfant était alité depuis plus de deux semaines déjà, en proie à une fièvre dévorante que rien ne semblait pouvoir abattre. Je savais, en mon for intérieur, qu’il était bien trop faible et mal nourri pour résister à cette infection. Le fatalisme que je me surprenais à éprouver me troublait… mais je ne parvenais pas à le combattre.

Je ne ressentais pas de crainte particulière à me risquer au cœur de cet empilement hasardeux de bâtisses décrépites. La population aux joues creuses et au regard fuyant me reconnaissait pour ce que j’étais et me laissait en paix. La société des pauvres était aussi prévisible et ennuyeuse que celle des classes dominantes, jusque dans ses règles. Je m’étais, comme à l’accoutumée, fait conduire aux abords du quartier par le fiacre de la Fondation – une voiture à cheval classique, non l’un de ces étranges véhicules qui se mouvaient tout seuls dans un crépitement de foudre.

Tandis que je me pressais, enveloppée dans un long manteau brun, la tête couverte d’un chapeau de feutre et la mallette à la main, je fus fort surprise de voir l’un de ces engins garés juste devant l’entrée des Lenster.

Je m’arrêtai quelques minutes pour le détailler : il ressemblait de façon troublante à un corbillard, dont l’habitacle rectangulaire aurait été entièrement clos. À l’avant, une boîte vitrée à la partie frontale biseautée s’avançait comme un museau noir. Les glaces avaient été traitées pour rester totalement opaques aux yeux du spectateur. L’ensemble était parcouru de fils, de tuyaux, d’ampoules cerclées de cuivre. Déjà, les habitants du quartier se massaient autour de la machine, le regard ébahi ; parfois, quelqu'un laissait échapper une remarque d’une infinie naïveté ; certains enfants se mettaient au défi d’aller la toucher, même s’ils savaient que des éclairs mortels pouvaient fuser de cet étrange assemblage.

Je finis par secouer ma torpeur pour poursuivre ma route, même si je me doutais que ma venue n’avait plus rien d’urgent. Les Lenster vivaient dans un minuscule taudis, qui parasitait l’espace entre deux immeubles de pierre décatis, élevés en grande partie en bois, matériau pourtant prohibé à Londres pour écarter les risques d’incendie. La porte rongée par l’humidité était grande ouverte et une silhouette que je ne voyais que de dos se tenait dans l’encadrement, qu’elle bloquait quasiment de sa large carrure. J’aperçus le visage blême de Mrs Lenster par-dessus son épaule.

Je m’approchai de l’inconnu : la femme me lança un rapide coup d’œil, étrangement paniqué. Derrière elle se dressait sa fille aînée, qui portait entre ses bras un fardeau enveloppé dans une couverture. La main gantée de cuir noir tendit une liasse d’argent à Mrs Lenster. Celle-ci lui arracha pratiquement pour la dissimuler dans son corsage, puis s’effaça, livrant passage à l’adolescente qui livra son sinistre paquet au visiteur. Il s’en saisit comme s’il ne pesait rien.

La scène à laquelle je venais d’assister laissait peu de place au doute, mais la raison profonde m’échappait. Mon regard rencontra brièvement celui de la femme, qui rabattit aussitôt la porte de sa misérable baraque. Je savais qu’elle ne me parlerait pas… Pas le jour même, du moins. Sans doute craignait-elle de me voir désapprouver cet acte. Ou, plus encore, de se trouver confrontée à sa propre culpabilité.

Quand l’inconnu se retourna, serrant précautionneusement contre lui le fruit de sa transaction, je gardai mes distances, mais je l’observai attentivement. Il pouvait être âgé de trente-cinq ou quarante ans ; un long pardessus de laine noire soulignait sa carrure imposante. Sous le chapeau de feutre tout aussi sombre se dessinait un visage aux traits carrés et réguliers, qui n’exprimait dans cette froide et grise matinée aucun sentiment particulier.

Quand son regard glissa sur moi, je fis précipitamment mine de vérifier le fermoir de ma mallette, même si je me doutais qu’il n’était probablement pas dupe. Du coin de l’œil, je le vis s’éloigner à pas lents, les bras en berceau, vers le fiacre électrique.

La pluie commença à tomber ; pas la bruine si coutumière au climat londonien, mais de grosses gouttes qui venaient s’écraser violemment sur mon chapeau, mes épaules, le sol tout autour de moi. Un crépitement de feu bleu naquit autour du véhicule, qui bondit sous l’averse, avec ce très léger sifflement si différent du vacarme assourdissant des moteurs à vapeur et du martèlement des sabots ferrés sur les pavés de la chaussée. Les roues amorties de pneumatiques firent jaillir des giclées de boue et d’immondices quand l'engin fila vers l’extrémité de la rue, disparaissant sous le rideau de pluie de plus en plus dense.

Je me retournai de nouveau vers la porte close… Il n’y avait sans doute plus rien à espérer de ce côté-là. Par contre, j’avais appris depuis longtemps que tout autant que la bonne société ou les milieux bourgeois, les pauvres vivaient de rumeurs et de racontars. Je trouverai probablement une langue bien pendue qui aurait eu vent de ce commerce singulier.

Avant de poursuivre, il me faut éclaircir un point – ne serait-ce qu’avec ma propre conscience : j’avoue que je ne ressentais que très peu l’indignation qui aurait dû être mienne. Il n’était pas rare que les cadavres des miséreux se retrouvassent sous un scalpel pour les besoins de la science, jusque dans les amphithéâtres de la faculté de médecine. Hommes, femmes… enfants. Généralement, personne ne se préoccupait de dédommager la famille – quand bien même elle pouvait être identifiée. En ces circonstances, que l’on achetât la dépouille d’un enfant décédé n’était pas vraiment de nature à me choquer, même si je craignais les dérives qu’un tel marché pouvait engendrer, compte tenu de la somme non négligeable que l’inconnu avait remise à Mrs Lenster pour sa triste contribution.

Cependant, je doutais qu’un des factotums de la faculté de médecine pût posséder un coûteux fiacre électrique, ainsi que les fonds nécessaires au paiement des familles. Les Lenster devaient être au courant de cette possibilité bien avant la mort du malheureux Bert. Lorsque j’avais estimé – imprudemment, comme je le réalisais à présent – que le garçon ne passerait pas la nuit, sans doute avaient-ils aussitôt averti cet acquéreur potentiel ou son représentant. Je brûlais de découvrir les motivations qui poussaient un particulier aisé, voire fortuné, à se procurer des corps d’enfants dans les bas-fonds de Londres. Pratiques malsaines ? Folie ? Ou authentique recherche scientifique ? Dans les deux premiers cas, j’œuvrerai pour faire cesser ce scandale – ce ne serait pas la première fois, en un temps où maintes sectes étranges prospéraient dans le secret des caves, où des esprits aliénés montraient de plus en plus en plus d’audace dans leurs répugnants usages. Et dans le dernier… je prendrai la peine d’examiner la validité de la démarche avant de la juger.

Je disposais de quelques informateurs dans le quartier, pour la plupart des commères à l'affût de tous les ragots et dont la langue se déliait contre quelques pennies. J’optais pour la vieille Meg, une femme qui n’avait sans doute dépassé que de peu la cinquantaine, mais qui semblait âgée d’un bon siècle. Elle logeait dans une unique pièce, au rez-de-chaussée d’un immeuble de deux étages, qui avait dû bénéficier d’un certain standing avant que la décrépitude qui affectait tout le secteur ne l’infectât comme une lèpre. Comme tant d’autres, il arborait à présent une façade effritée et ses volets pendaient de guingois devant ses fenêtres aux carreaux brisés et crasseux.

La porte de Meg donnait directement sur une ruelle si étroite qu’on parvenait à peine à ouvrir le battant. Ses « appartements » avaient dû jadis faire partie des communs, avant que l’accès au corps principal du bâtiment ne fût muré et cette pièce tout juste salubre louée aux nécessiteux. Tâchant d’éviter les mares de boue et d’autres fluides qui maculaient l’allée, je frappai à la porte :

« Entrez », grinça une voix rauque, au sexe indéterminé.

D’une main gantée, je poussai le battant : la vieille Meg se tenait assise à côté de l’âtre, tirant sur une pipe qui répandait dans le logis confiné sa fumée âcre. Dans son visage plissé, seuls ses yeux, clairs et brillants, avaient échappé au désastre qui avait raviné ses traits, comme un violent orage marquait de sillons une terre meuble. Ses prunelles luisaient de ruse, sous le rebord du foulard qui dissimulait sa maigre chevelure grisonnante. Une robe informe et un châle de laine crochetée, usés et délavés, complétaient le tableau.

« Docteur Pool ! »

Meg me sourit tous ses chicots noirâtres, tout en cachant prestement sous son châle les petits sachets qu’elle était en train de garnir – très probablement de tabac qu’elle comptait revendre au détail. Meg vivait de divers trafics ; je n’en avais cure, mais la vieille femme se plaisait à croire qu’elle prenait des risques considérables. Je ne venais la voir, généralement, que par pure courtoisie et par souci de savoir ce qui se tramait dans les rues sordides du quartier ; en dépit de son apparence ravagée, elle bénéficiat d’une santé de fer.

« V'nez donc vous asseoir, Docteur. Vous voulez que'qu’chose à boire, p't'être ? »

J’avais appris bien des années plus tôt à ne jamais refuser une offre de la part de Meg, au risque de la voir se refermer comme une huître et me battre froid tout un mois durant. Et ce n’était certainement pas, à ce moment précis, ce qu’il y avait de plus souhaitable.

Meg se leva pesamment de sa chaise au paillage fatigué, les mains sur les reins, et traîna les pieds jusqu’à l’étagère qui longeait le mur ; elle y attrapa un cruchon de terre bouché de liège et deux petits godets assortis, aux bords ébréchés et couverts d'une épaisse couche de saleté. Elle entreprit aussitôt de remplir les récipients : le breuvage, une sorte d’eau de vie aux ingrédients divers et indéterminés, ressemblait au contenu d’une mare. Tout au moins, son degré d'alcool anihilait n'importe quel germe.

À défaut d'autre siège, je m’assis sur un tabouret bancal et jetai un coup d’œil tout autour de moi : la tanière de la vieille femme demeurait immuable, tout autant que sa propriétaire, avec son dallage si crasseux qu’on pouvait croire qu’il s’agissait de terre battue, sa table branlante de bois fendu et scarifié, sa maigre paillasse où gisait une couverture qui avait subi l’outrage des mites. L’unique fenêtre, ouverte elle aussi sur la ruelle étriquée, ne laissait entrer qu’une lumière particulièrement chiche. Les braises incandescentes dans l’âtre ne contribuaient pas à dissiper les ombres ; d’une certaine manière, elle les amplifiait en créant un effet de clair-obscur rougeâtre, rendant l’ambiance on ne peut plus propice aux confidences.

La main noueuse poussa vers moi un des godets de terre cuite. Avec précautions, je le portai à mes lèvres, ne laissant couler dans ma bouche qu’une infime quantité de liquide, juste assez pour engourdir ma langue et mettre mon gosier à vif. La vieille Meg, quant à elle, avait déjà vidé le contenu du sien d’un trait, comme s’il s’agissait de petit lait. Un long moment de silence s’ensuivit ; j’écoutai la pluie tambouriner sur la charpente, éteignant toute rumeur venue du dehors, tout en me demandant comment aborder le sujet de l’acheteur d’enfants morts. Ce fut elle qui en premier, ébrécha le silence :

« Alors, Docteur, qu’est-c’qui vous amène par ici ? »

Du bout des doigts, je fis tournoyer l’eau de vie :

« Je venais voir les Lenster, répondis-je enfin. J’avais promis de repasser ce matin dès que j’aurais réussi à me libérer. »

Au nom de la famille, je crus la voir se raidir très légèrement.

« Pour Bert ? demanda-t-elle enfin, d’un ton candide. Hélas, y'a pus rien à faire pour c’pauv' gosse. L’est parti à l’aube… »Je pris une nouvelle gorgée, fermant les yeux le temps que la brûlure se dissipât.

« Je sais, Meg. Je viens de chez eux… »

Je rouvris lentement les paupières, sondant la vieille femme du regard :

« Les choses ont été très vite. Je n’ai même pas eu le temps de constater le décès. J’ai cru voir… un corbillard dans la rue. Je ne pensais pas que les Lenster avaient les moyens de payer un enterrement aussi coûteux. »

Meg se détendit, un petit sourire au coin des lèvres ; elle se réjouissait probablement de la naïveté d'un docteur qui ne faisait pas partie de leur monde.

« Savez-vous où ils ont pu obtenir autant d’argent ? demandai-je, l’air soucieux, les sourcils froncés. J’espère qu’ils n’ont rien fait de stupide… ou d’illégal. »

La vieille femme se raidit sous ses oripeaux ; elle attrapa le flacon et s’en reversa une rasade, tandis que je reprenais prudemment une gorgée du breuvage. L’alcool me montait à la tête ; je me sentais plus hardie.

« Et pis même, qu’est-ce qu’ça peut faire ? grommela Meg. Z'allez leur envoyer la police ?

— Bien sûr que non, m’empressai-je de rétorquer, avec un sourire un peu forcé. Seulement, je… je comprends mal pourquoi ils ont choisi de dépenser leurs maigres moyens pour enterrer un enfant, quand il reste six bouches à nourrir. Ils ne m’ont pas paru particulièrement religieux non plus. »

Meg enfonça ses doigts sous son foulard et se gratta le cuir chevelu : sans doute brûlait-elle de m'envoyer paître, mais elle savait que cette réaction ne jouerait pas à son avantage.

« J’espère juste qu’en plus de tous les maux dont ils sont accablés, les Lenster ne vont pas au-devant de graves ennuis », poursuivis-je d’un ton chagrin.

Je fronçai les sourcils, comme prise d’une inspiration subite :

« À moins qu’il ne s’agisse d’une initiative d’un philanthrope… Quelqu’un qui se préoccupe de payer des obsèques dignes de ce nom aux pauvres gens qui, autrement, ne bénéficieraient de rien de plus qu’une caisse et un trou dans le sol, quand ce n’est pas la fosse commune… »

Je laissai un large sourire éclore sur mon visage, comme si cette inspiration m’avait totalement rassurée.

« Je vais de ce pas parler de cette initiative au Cercle des Dames charitables. Il faut à tout prix que cela se sache ! Nous allons retrouver ce bienfaiteur anonyme et l’associer à nos œuvres ! »

Je fis mine de rassembler mes jupes pour me lever, quand des yeux affolés plongèrent dans les miens et une main aux articulations déformées et aux ongles noircis se tendit pour m’arrêter.

« Non, docteur, plaida Meg, en parlez pas, j’vous supplie… Ça doit pas sortir d’chez nous… »

Et de sa voix usée, elle commença à me parler de l’étrange docteur et de son aide…


Texte publié par Beatrix, 30 janvier 2022 à 23h12
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