Pourquoi vous inscrire ?
«
»
tome 1, Chapitre 1 « La vie est un mystère dont la mort est la clé » tome 1, Chapitre 1

La vie est un mystère dont la mort est la clé.

Anonyme

Londres, 16 octobre 1894

Une nuée d'étincelles bleues jaillit dans la brume, pour mourir sur le pavé humide de la cour. Comme un squale surgi des profondeurs vaporeuses, le fiacre électrique arqua sa trajectoire et s'échoua, sombre et luisant, devant la façade austère du bâtiment. Les deux gardes en uniforme, pâles et raides dans la froidure du petit matin, restèrent figés comme des statues de cire. Seuls leurs yeux fixés sur l'engin ruisselant d'un feu glacé semblaient receler un peu de vie.

Dans l'odeur d'ozone et les derniers éclats de foudre qui enveloppaient le véhicule d’un nimbe fluorescent, une silhouette apparut sous l'entrée voûtée. Un homme en redingote noire, large d'épaules, les cheveux ras et la face camuse, scrutait l'habitacle aux vitres obscurcies. Quand la porte se déverrouilla, elle livra passage à une main gantée de daim gris serrée sur la poignée d'une mallette, puis à la manche d'un costume poil de souris, à une tête enfin, couronnée d'un haut de forme tout aussi terne. Un individu mince, aux allures de bureaucrate, prit pied sur le sol détrempé. Des yeux argentés sondèrent les prunelles de jais, profondément serties, de l'homme sous le porche.

« Docteur… Je suis heureux de vous voir arriver sans encombre.

— Merci, directeur », répondit le nouveau venu d'une voix sèche, en réajustant ses lorgnons sur lesquels la condensation déposait un léger voile.

De l'autre côté du véhicule, un second occupant avait surgi, moins large que le directeur, mais doué d'une assurance tranquille en sa propre force. L'aspect inexpressif de ses traits carrés et réguliers n'évoquait pas tant une absence d'intellect que le choix délibéré de ne pas l'utiliser. Il se dirigea vers l'arrière du fiacre et, en prenant soin de ne manipuler que les manchons de caoutchouc, ouvrit le coffre qui s'y trouvait scellé. Ses mains moulées de cuir noir s'activèrent dans les profondeurs du conteneur pour en tirer des valises bardées de métal, qu'il soulevait avec autant d’aisance que des bagages de carton bouilli. Chargé de son fardeau, il vint se placer derrière son employeur.

« Est-il prêt ? » demanda le docteur, avec un soupçon d'impatience.

Le directeur opina :

« Nous n'attendions plus que vous...

— Conduisez-nous à lui. »

Le trio laissa le fiacre à la vigilance des gardes et s'engouffra dans la bouche illuminée du bâtiment. La première pièce, avec ses dalles de pierre polie par les années et ses parois chaulées tâchées de suie, n'aurait pas été déplacée dans une caserne... si les fenêtres des casernes avaient été barrées d'épaisses grilles de fer. Ils l'abandonnèrent pour un couloir dépouillé, éclairé par des baies exiguës percées en arc de cercle, situées bien plus haut que le regard d'un homme. Leurs pas se réverbéraient à l'infini, portés et amplifiés par la longue galerie. À cette heure matinale, ils auraient pu être les trois dernières personnes vivantes au monde.

Une porte bloqua leur avancée, blindée d'une plaque d'acier rivetée et verrouillée par trois serrures. Le directeur les ouvrit l'une après l'autre. Le lourd battant pivota en grinçant, laissant s'échapper par degré une lueur opaline. Enfin, l'univers qu'elle protégeait se révéla dans son intégrité, dans toute sa contradiction : le feu blême qui se déversait des ampoules oblongues, casquées de disques métalliques, exposait une salle de taille modeste, intégralement carrelée de blanc – sol, murs, plafond. Au centre était installé un fauteuil articulé, étudié pour accueillir un homme en position semi-allongée, les bras maintenus par des accoudoirs surélevés.

Deux gardes, aussi immobiles que ceux du dehors même si moins transis, se dressaient dans leur uniforme bleu sombre, leur revolver en main. Leur regard ne s'éloigna de l'occupant de la chaise que pour prendre acte de la présence des trois arrivants, avant de se focaliser de nouveau sur leur responsabilité.

Vêtu d'une tunique, d'un pantalon et d'un calot de grossière toile écrue, il semblait uniquement constitué de larges os et de ligaments tendus sous une peau grisâtre. Une chevelure devenue trop longue après avoir été jadis coupée à ras dégoulinait sur ses épaules. Une poignée de cicatrices rondes creusaient son visage. Dans sa face taillée à coups de hache, seuls ses yeux d'un bleu limpide offraient une touche plus douce, ou plutôt doucereuse, presque vénéneuse. Des bracelets de métal retenaient ses membres, mais pas sa tête qui se tournait çà et là, avec une expression fascinée, terrifiée, mais toujours pétrie d'arrogance.

Le directeur, qui s'était placé sur le côté de la pièce, tira de sa redingote une montre d'argent. Il l'ouvrit, vérifia la position des aiguilles puis referma le couvercle ciselé en regardant nerveusement le docteur :

« Dans combien de temps aurez-vous terminé ?

L'assistant avait déjà commencé à déballer le contenu des deux valises. Le docteur prit le temps d'observer son travail avant de répondre :

« Si nous ne sommes pas troublés dans la mise en place du matériel requis, une demi-heure, un peu plus peut-être. »

Les yeux chassieux de l'homme attaché sur le siège s'écarquillèrent :

« Attendez ! Qui c'est ce type ? Vous allez me faire quoi ? »

Avec le plus grand soin, l'homme gris acheva d’ôter ses gants, les rangea dans la poche intérieure de son costume et s'approcha du prisonnier. Il se pencha vers son oreille et lui susurra :

« Vous ne souffrirez pas, Phillips. Vous ne ressentirez que... de la fatigue. Une très profonde fatigue. Puis vous vous endormirez. N'est-ce pas un sort plein d'humanité ? Une humanité bien supérieure à celle que vous avez pu témoigner envers vos victimes ? »

Les pupilles du prisonnier roulèrent frénétiquement dans ses yeux comme des insectes pris au piège. Il tourna la tête vers le directeur :

« C'est quoi, ces malades ? Vous n'allez pas les laisser faire ? »

Un sourire froid étira les lèvres fines du docteur :

« Peut-être préféreriez-vous la corde, Phillips ? »

L'homme déglutit péniblement, faisant voyager sa pomme d'Adam le long de son cou décharné. Le directeur, plongé dans le mutisme, serrait encore sa montre, oubliée dans sa paume. Il observait l'assistant qui montait de part et d'autre du siège deux hautes potences métalliques, en imbriquant les unes dans les autres des structures tubulaires. Pendant que son aide s'activait, le docteur contemplait gravement son patient : ses yeux argentés s'attardaient sur le corps maigre, mais vigoureux. Rien n'y indiquait un usage immodéré du tabac, une consommation excessive d'alcool ou de toute autre substance délétère. La tenue grossière dissimulait de longues jambes agiles, mais laissait apparentes les mains puissantes et déliées.

L'assistant déplia une petite table sur laquelle il déposa un engin cubique, hérissé de manettes et parsemé de cadrans, qu'il brancha au cylindre cuivré d'un générateur électrique. Aussitôt, les premiers frissons de feu bleuté crépitèrent le long de la bobine et se transmirent aux câbles nus qui le reliaient à l'appareil. Instinctivement, les deux gardes jusque-là impassibles reculèrent d'un pas, la moustache ébouriffée par l'électricité statique. La machine prit soudain vie, sous la forme d'un léger sifflement qui s'enfla pour devenir un grondement profond, comme le vagissement d'un étrange nouveau-né technologique.

La panique creusa les traits du prisonnier, qui commença à se débattre sur son siège, crispant et raidissant ses muscles. Il s'agitait pour se libérer des cercles d'acier qui entravaient ses membres. Il ne parvint qu'à meurtrir sa chair contre le métal à peine dégrossi. Des ruisselets de sang s'écoulaient de la peau déchirée de ses poignets, mais l'homme affolé n'en avait pas même conscience. Il s'arc-boutait avec l'énergie du désespoir, laissant échapper sous l'effort, du fin fond de sa gorge, des grognements rauques.

« Persévérant, remarqua le docteur avec flegme, même s'il sait que sa résistance est vaine.

— Ne serait-il pas... préférable de l'endormir avant de procéder ? demanda le directeur d'un ton hésitant.

— Ce n'est guère conseillé. La récolte est moins efficace si l'individu n'est pas en plein état d'éveil. Avec un spécimen tel que celui-ci, nous pouvons espérer obtenir deux doses complètes. Voire trois, peut-être. »

Il haussa un sourcil pensif :

« N'est-il pas réconfortant de songer qu'un individu aussi nuisible, aussi intrinsèquement mauvais que Phillips peut présenter une telle utilité pour la société ? »

Son assistant accrocha aux patères deux longues ampoules de verre : la première contenait un fluide bleu, légèrement luminescent ; la seconde, qui portait une graduation gravée sur sa surface translucide, était intégralement vide. Deux larges gaines doublées d'un réseau de fils conducteurs les reliaient à la machine principale. Deux tubes plus étroits en partaient ; leur embout s'amenuisait pour se terminer par une aiguille d'acier brillant.

Le docteur se pencha sur le prisonnier et commença, avec les gestes nets et précis de sa profession, à relever les manches de toile grossière de son patient.

« Vous devriez cesser de vous abîmer ainsi, murmura-t-il en remarquant les plaies sur les poignets de l'homme. Vous vous faites souffrir en vain. Tel n'est pas notre but, Phillips. Je vous offre un départ en douceur, en échange de ce que vous allez nous donner... »

Le regard pâle jaillit vers lui, avec une dernière trace de bravade sous la couche de terreur abjecte.

« Qu'est-ce que vous allez me faire, espèce de salaud ? Me saigner à blanc ? Comme un fichu vampire ? Vous n'avez pas le droit...

— Cela me peine de vous contredire, Phillips, répondit le docteur d'un ton navré, mais j'ai reçu une autorisation directement issue de la Couronne pour procéder à mes prélèvements. C'est vous qui n'aviez aucun droit de vous en prendre à ces femmes comme vous l'avez fait. »

Le prisonnier ouvrit la bouche, interdit, son visage osseux transformé en masque grotesque ; l'homme en gris profita de l'accalmie pour saisir le tube qui pendait de l'ampoule de fluide bleu et enfonça d'un geste précis l'aiguille dans la veine à la saignée du bras droit. Pour plus de sécurité, il la fixa au membre avec une lanière de caoutchouc. Le patient jura, en un flot ininterrompu d'imprécations qui s'échappaient de ses lèvres comme un torrent d'immondices.

« Restez tranquille, Phillips, ordonna sèchement le docteur. Plus vous montrerez de mauvaise volonté, plus cette opération traînera en longueur. Et ce n'est pas ce que nous souhaitons, ni vous, ni moi... »

À pas mesuré, il fit le tour du siège et inséra de même manière le second tube dans le bras gauche, puis retourna vers la machine. Il fit jouer quelques manettes en observant attentivement les cadrans.

« Brice, pouvez-vous augmenter un peu la puissance du générateur ?

– Bien, docteur ».

L’assistant s’exécuta aussitôt. Son supérieur pivota vers le directeur, qui tentait de faire oublier sa lourde carcasse dans un coin de la pièce. Malheureusement pour lui, la lumière impitoyable qui se déversait des éclairages électriques ne laissait aucune zone d'ombre.

« Serait-il possible d'éteindre les lampes durant le temps du transfert ? Le déroulement du procédé semblera plus clair s’il a lieu dans la pénombre. Je pourrai mieux repérer d'éventuels dysfonctionnements matériels...

— Bien entendu, docteur. Gardner ? »

Sur un geste du directeur, l'un des deux gardes se dirigea vers un tableau de bois couvert de fusibles et d'interrupteurs de céramique. Il les actionna jusqu'à ce que ne restât, juste au-dessus de la porte métallique, qu'un discret voyant orangé qui pulsait faiblement.

Le dispositif surgit de la pénombre dans toute son étrangeté : les cadrans émettaient une lueur d'un blanc verdâtre, comme autant de lunes blafardes. De minces fils de lumière bleu-violet crépitaient autour du générateur comme une chevelure immatérielle dans un vent violent. Des flammèches indigo jouaient le long des câbles, les gainant de leur embrasement irrégulier. Le fluide dans l'ampoule s'animait de lents tourbillons, tandis qu'il pénétrait, goutte après goutte, le corps du prisonnier. À l'exception des craquements électromagnétiques, le seul son qui résonnait dans la pièce était la respiration saccadée de celui-ci, entrecoupée de gémissements et de jurons assourdis.

Les veines furent les premières à s'illuminer, comme des plantes ramifiées dans une fantasmagorique nuit de printemps, ou de délicats coraux dans des profondeurs obscures. En se répandant dans l'appareil circulatoire, le fluide devenait si lumineux que tout le réseau sanguin apparaissait, parfaitement visible en transparence dans la chair. Les yeux suivirent, deux amandes phosphorescentes, clignotant au rythme des paupières du prisonnier, puis les lèvres, fines comme deux lames de couteau et tordues par un rictus d'horreur. Les os surgirent à leur tour, dans leur plus infime détail, au travers d'une peau presque intangible. Les muscles enfin, dans leur intégralité, se mirent à émettre ce rayonnement bleuté, lui prêtant l'aspect d'un spectre ou d'une insolite créature nocturne échouée dans un laboratoire de vivisection.

C'est alors que dans la deuxième ampoule, un fluide dont la texture paraissait être à mi-chemin entre le liquide et le gaz commença à s'élever du tube fiché dans le bras gauche de l'homme. Entre l'or et le rouge, teinté par endroits de reflets verdâtres écœurants, il ressemblait à de la chair immatérielle et s'échappait en paresseuses volutes.

Le temps semblait s'être suspendu ; les occupants de la pièce – du moins, les deux gardes et le directeur – retenaient leur souffle. La présence attentive de Brice se devinait dans l'obscurité, prête à s’opposer à toute interférence.

La respiration de Phillips se calma progressivement ; son corps palpitant de lumière se détendit. Les filets de sang qui coulaient de ses poignets se transformèrent en gouttes de feu pâle, qui s'éteignaient avant même de toucher le sol.

Le fluide rougeâtre montait toujours dans l'ampoule, franchissant le premier niveau, puis le deuxième, le troisième enfin... Le prisonnier se trouvait à présent plongé dans le mutisme : seuls ses yeux phosphorescents vivaient encore dans le masque de cristal bleu qu'était devenu son visage, si étranger maintenant qu'on ne distinguait plus la dureté de ses traits, le pli de cruauté aux commissures de ses lèvres ni les défauts et les cicatrices qui marbraient sa peau.

Le grondement de la machine s'était mû en pulsations régulières, comme le battement d'un cœur gigantesque dans le sein des ténèbres. Les spectateurs de la scène avaient perdu tout sens du temps, sauf Brice et le docteur, qui surveillaient attentivement les cadrans, ajustaient les manettes, vérifiaient les branchements. Dans la première ampoule, le fluide bleu avait été totalement drainé. Dans la seconde, l'émanation rougeâtre s'élevait moins rapidement, mais poursuivait cependant sa montée nonchalante vers la troisième graduation.

Le docteur, réduit à mince silhouette dans la lumière fantomatique, se baissa pour manipuler les commandes de la machine. Les pulsations s'espacèrent, puis cessèrent totalement. Brice alla ôter du bras du prisonnier le tube qui le reliait à l'ampoule pleine. Il tira délicatement l'aiguille hors de la chair opalescente avant de détacher le tuyau de l'embout de verre, aussitôt bouché par une valve de caoutchouc. Une fois l'opération terminée, le docteur relança le système, mais à un régime moins intense, qui ne se manifestait plus que par un grésillement subtil.

Dans le réceptacle vide, une légère émanation azurée s'éleva, puis s'étoffa au fur et à mesure que le corps du patient perdait sa luminescence translucide. Phillips plongea progressivement dans le cœur des ténèbres où son esprit s'était d'ores et déjà égaré.

« Pouvons-nous rallumer, à présent ? demanda le directeur d’une voix hésitante.

— Faites, mon ami, faites... »

Le garde manipula l'interrupteur, inondant la pièce d'un flot d'insoutenable clarté. Quand les pupilles des hommes présents furent de nouveau accoutumées à la lumière, ils constatèrent que le prisonnier attaché sur le siège n'était plus qu'un objet inerte, une coquille vide d'une pâleur cireuse. Brice éteignit le générateur, laissant les derniers halos électriques se dissiper. Puis, avec d'infinies précautions, il décrocha l'ampoule de fluide rougeâtre et la déposa dans sa mallette, où il la cala avec des paquets de laine brute pour lui éviter le moindre choc. Une fois ce précieux butin en main, le docteur se recoiffa de son haut de forme, pendant que son assistant démontait et rangeait tout le matériel. Il se tourna vers le directeur :

« Je vous remercie de votre pleine coopération, monsieur. Si vous disposez d'autres clients à me proposer, n'hésitez pas à me prévenir. Je serai heureux de vous obliger... »

Un quart d'heure plus tard, le fiacre électrique bondissait vers les rues encore embrumées, emportant avec lui sa cargaison de fluides étranges et de lourds secrets.


Texte publié par Beatrix, 27 octobre 2021 à 22h03
© tous droits réservés.
«
»
tome 1, Chapitre 1 « La vie est un mystère dont la mort est la clé » tome 1, Chapitre 1
LeConteur.fr Qui sommes-nous ? Nous contacter Statistiques
Découvrir
Romans & nouvelles
Fanfictions & oneshot
Poèmes
Foire aux questions
Présentation & Mentions légales
Conditions Générales d'Utilisation
Partenaires
Nous contacter
Espace professionnels
Un bug à signaler ?
2782 histoires publiées
1267 membres inscrits
Notre membre le plus récent est JeanAlbert
LeConteur.fr 2013-2024 © Tous droits réservés