Un grand merci à Spacym et FF fidèles lecteurs et correcteurs pour leur aide précieuse et leur patience infinie. Ce texte à était envoyé dans le cadre d'un AT où il suffisait de commencer par "Je me tenais debout". Il y avait 307 nouvelles en compétition et celle-ci n'a pas été retenue dans les dix dernières.
Je me tenais debout là où je l’avais vue pour la première fois. Immobile, je la regardais, scrutant chaque détail, observant la moindre altérité. Elle n’avait pas changé. Sa robe bleu sombre se soulevait, emportée par les bourrasques. Son écume salie par le sable ne blanchissait que de manière éparse. Infidèle amant j’en avais admiré d’autres, plus claires ou plus chaudes, mais aucune aussi belle.
Reflet grisé du ciel d’hiver, la Manche avait dans ma mémoire un parfum unique. Doux et amer tout à la fois, il tapissait ma langue d’une saveur salée. Le goût de l’enfance. Les vacances, courses folles contre les vagues, finissaient toujours trop vite. Les dunes infinies avaient abrité mes amours naissantes et mes chagrins d’adolescence. Mes pieds bien qu’ancrés dans les herbes rases du sol sablonneux bougeaient quelque peu sous l’effet du vent violent. Le crachin glacial de décembre fouettait mon visage. Vivant l’instant pleinement, j’attendais. J’aurais pu patienter des heures afin d’admirer ce que cette masse indomptable avait à m’offrir. Je savais pour l’avoir observée de nombreuses fois qu’elle changerait de couleur.
Au loin, la perfide Albion dissimulait ses falaises abruptes derrière une brume épaisse et grise. Chargé de pluie et porté par les courants, l’amas cotonneux ne tarderait pas à s’abattre sur le cap Blanc-Nez. Du haut de l’escarpement calcaire, je le regardais avancer lentement. J’étais prêt. Replaçant mon bonnet, je relevais ensuite ma capuche : action inutile et vite balayée par le vent. Je souris, mélancolique. Le vide oppressait ma poitrine et l’absence de ma mère augmentait ma souffrance. Elle n’était plus là pour m’accompagner et poser sa main protectrice sur ma tête. Lorsqu’elle me serrait contre elle, elle devenait mon rempart contre les éléments.
Aujourd’hui encore, baigné du souvenir de sa tendresse, je réalisais qu’elle était ici, blottie dans ma mémoire. Son amour inconditionnel emplissait toujours mon cœur de sa douceur et me tenait chaud face à cette nature déchaînée. Mes larmes furent vite envolées. Elles se mêlèrent à l’averse naissante. Ma tristesse maintenant mélangée à la pluie envahit la terre et les cieux.
J’enfonçais plus profond mes mains dans mes poches et laissais passer le grain, rêvant d’une bonne bière et de quelques frites. L’une fraîche et mousseuse soulagerait ma gorge de la sécheresse que le vent y semait. Les secondes, craquantes et dorées à souhait, me ramèneraient à l’insouciance de mon adolescence. Les doigts graisseux et parsemés des tâches de Picalilli, j’affirmerai qu’elles seules sont un délice pour les papilles.
Cependant, en attendant le réconfort du troquet, sa musique étouffée par les rires et son odeur de cervoise artisanale, je fermai les yeux. Le vent plus doux et la pluie moins cinglante présageaient de l’imminence de la magie.
J’ouvris les paupières. Les falaises anglaises apparurent un instant, reflet fugace d’une éclaircie lointaine. Le ciel s’assombrit un peu plus, car la tempête frapperait bientôt la côte. Tant attendu, il arriva. Porté par l’accalmie, il défia les nuages et d’un seul rai amena la vie. Enfin, je pus observer cette couleur singulière que prenait la mer lorsque exceptionnellement le soleil l’éclaire en hiver. Un vert unique magnifiait les reflets des vagues.
J’embrassai la scène du regard. Cette lumière bravant la grisaille me donnait toujours une sensation d’euphorie. Le fait qu’elle arrive à transpercer l’épaisse couche nuageuse laissait espérer tous les possibles.
Dans un souffle, j’ouvris les bras. J’inspirai profondément… j’étais libre. Soulagé de ma peine, de ma culpabilité et de ma bêtise à venir ici un jour de tempête, je ris. Tournant sur moi-même, je me saoulais de cette beauté sauvage et menaçante ; je finis par tomber. Là à genoux, j’embrassais la terre avant de me redresser.
Je m’inclinai respectueusement puis me mis à courir. À vive allure, je me mesurai au ciel. Croire que je pourrais arriver au village avant le grain était une utopie, cependant cette illusion me permettait quelques minutes durant de rêver. Une mélodie s’invita dans mon esprit. Le tonnerre hachait les paroles d’un vieil air de rock, modifiant la rythmique en fonction de la tourmente.
La route, ruban découpé par les traits de pluie, s’enfonçait dans la nuit. L’obscurité essayait de masquer la violence des éléments, mais mes chairs les mettaient en évidence. Le fracas des gouttes s’écrasant sur ma peau m’indiquait que je ne progressais pas assez vite. Je ne voulais pas fuir, je désirais simplement avancer. Me réchauffer. Vivre.
J’avais laissé derrière moi une nature indomptable ravagée par le vent. Je faisais face à une autre désolation : une ville en apparence vide. Pourtant, de-ci de-là quelques fenêtres éclairées trahissaient la vie des foyers. Au détour d’une ruelle plus étroite et plus sombre, une enseigne chahutée par l’orage guidait les âmes perdues.
Accueillant les égarés, les malheureux comme les nantis, le café du coin ne laissait en rien paraître sa bienveillance. Je me précipitai à l’intérieur. Je m’arrêtai. Cherchant du regard un portemanteau, je croisais le chaleureux sourire de la serveuse. Assailli par le brouhaha ambiant, je me débarrassai de mon ciré et me faufilai entre les habitués à la recherche d’une place libre. Tout en avançant dans un dédale de chaises et de tables, je criais ma commande. Je hurlais, mais rien ne vint.
Je me tenais debout anonyme fantôme au milieu des vivants. Je fermai les yeux. Bel endormi à la peau pâle, j’étais parti. Un instant, la mer seule m’avait rendu dans une raie de lumière, un jour d’hiver, cette vie que j’avais perdue.
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