Taëdyl
Lorsque Kessa avait attaqué Féhnaël, Taëdyl avait hésité à rebrousser chemin. Ses réflexions l'en avaient vite dissuadée : que la mage agressât ou non l'Hybride, elle était trop loin pour intervenir ; Régoël arriverait à temps, par contre. Et puis la mercenaire avait un besoin vital de solitude après ces interminables journées passées dans la cellule. Elle avait besoin de se retrouver, de réfléchir. Et de faire, sans doute, le deuil de sa vie future.
Elle errait donc dans le couloir, partagée entre son besoin irrépressible d'occuper ses mains et celui de se laisser aller au désespoir. L'absence de témoin aurait pu la décider pour la seconde solution, l'ouïe fine de la plupart de ses anciens codétenus l'en dissuada : les Elfvars ne montraient pas leur faiblesse, jamais, contrairement à leurs frères et sœurs Elfgrims.
Les autres races ne voyaient guère les différences entre ces deux peuples, hormis leur couleur de peau, raison pour laquelle elles les désignaient tous deux par « Elfes noirs ». La légende racontait qu'en des temps reculés, le Dieu Elfe Ylfaël s'amusa à façonner des êtres de boues grises, en sculpta d'autres dans de l'obsidienne. Toujours selon la légende, il leur insuffla la vie pour égayer un peu ses journées ennuyeuses. Les Elfes Originels n'auraient jamais accepté ce délire de leur Dieu. Au fil des millénaires, la haine avait gonflé, puis explosé. Certains Originels ne supportaient pas la simple vue d'un « impur ». Taëdyl avait même entendu parler de groupuscules secrets désireux de retirer le statut d'Elfes aux Elfvars et Elfgrims pour les affubler du sobriquet : créatures sombres.
Ridicule, on est peut-être tous différents, mais on reste des Elfes, ça saute pourtant aux yeux. Les Elfes des bois sont aussi différents des Citadins que nous. Et les Citadins et Médiévaux sont moins différents qu'Elfvars et Elgrims. Je me demande si mes enfants hériteront davantage de moi où de leur père tiens... Enfin, pour ça, il faudrait déjà qu'ils aient une chance de naître.
Cette pensée la ramena brusquement à la réalité. Taëdyl s'ébroua pour observer les alentours. Perdue dans ses réflexions, elle s'était arrêtée devant une porte close ornée d'une mention « personnel seulement ».
Précision ridicule, il n'y a que des prisonniers ici...
À sa gauche, deux autres portes, dont une entrouverte. À sa droite, le couloir se terminait en cul-de-sac à cause de la porte coupe-feu verrouillée.
Je suppose qu'ils gardent la nourriture dans une cuisine réservée au personnel.
Sa main actionna la poignée devant elle, le battant glissa aussitôt sur ses gonds pour dévoiler un autre couloir, bien plus court. Il se terminait quelques mètres plus loin par deux autres portes, l'une en face de l'autre. Un bureau fermé à clef et une pièce de plonge que Taëdyl explora de fond en comble.
Les lieux, abandonnés à la va-vite, avaient quelque chose de lugubre : les néons de secours diffusaient une lueur blafarde dans la pièce ; un bourdonnement désagréable lui chatouillait les tympans ; de la vaisselle encore sale gisait dans des éviers, certaines écuelles s'étaient échouées au sol pour y répandre leur reste de semoule. Les poubelles béaient, l'une d'entre elles vomissait ses restes sur le carrelage autrefois immaculé.
Les soignants ont eu des vrais repas, eux. Rien de récupérable malheureusement. Par Eden, il doit bien y avoir un accès à la cuisine par ici !
Elle ne trouva rien d'autre qu'une trappe par laquelle sortait un tapis roulant qui défilait encore — Le bourdonnement venait donc de là —, la cuisine devait se trouver au-delà.
– De l'autre côté de la porte coupe-feu, évidemment, grogna-t-elle.
Dépitée, elle vida les lieux, tenta une nouvelle fois d'ouvrir le bureau. Elle s'acharna un moment sur la poignée, donna de grands coups de pied dans le battant, rien à faire, la porte ne bougea pas d'un centimètre.
Je ne suis décidément pas la « voleuse » des divagations de Salomée. Si encore j'avais des ciseaux, une pince, n'importe quoi...
Ses pas la menèrent à la porte entrouverte. Ici aussi les néons de secours avaient remplacé l'éclairage habituel. Ils projetaient leur lueur jaunâtre sur une salle d'examen en tout point semblable à celles connues par Taëdyl. La pièce ne renfermait rien d'extraordinaire. Pas d'outils, pas d'instruments, une plaquette de microbiophages, quelques bandages, un tube de pommade et un sachet de papier vide. Elle rafla tout ce qu'elle put et les fourra dans le sachet, puis elle le cala sous son bras et passa à la pièce suivante. Puis à la suivante. Et encore la suivante. Elle explora ainsi toutes les pièces s'abouchant au corridor principal sans trouver autre chose que pansements, bandages et autre matériel de premiers soins comme du désinfectant et un spray aux propriétés inconnues. Le tout rejoignit son sachet de papier jusqu'à ce qu'il se retrouvât plein à ras bord.
Avant de quitter la dernière salle d'examen, Taëdyl s'accorda une petite pause. La faim commençait à lui faire tourner la tête, la soif à lui brûler la gorge. La tête sous le robinet d'un lave-mains, elle se remplit l'estomac d'eau.
Ça remplace pas de la nourriture, mais ça me permettra de tenir un peu plus. Je devrais peut-être en ramener ? Mais dans quoi ?
Au fil de ses explorations, elle n'avait trouvé qu'un verre ébréché qui n'avait pas retenu son intérêt, elle abandonna donc son projet pour prendre sa pause bien méritée. Assise à même le sol, le dos calé contre une porte de placard, elle tendit l'oreille dans l'espoir de découvrir ce que ses compagnons faisaient. Bien que plus faibles qu'auparavant, les plaintes des autres la parasitaient trop pour qu'elle put être certaine que tout allait bien. Cependant, comme personne n'était revenu vers elle en courant, elle en déduisit que sa présence n'était pas requise.
Deux minutes et je repars... Juste deux minutes.
Les yeux rivés sur un défaut dans la peinture blanche en face d'elle, Taëdyl se déconnecta de la réalité. Au départ, ses pensées la ramenaient vers la cellule, vers Féhnaël, vers l'étrange et fascinant Kledren. Puis elles dérivèrent sur les scientifiques, la salle d'examen. Sur ces médicaments qu'ils disaient lui avoir fait ingérer quand elle était inconsciente.
Avant de paniquer, elle se força à penser à autre chose.
À sa rencontre avec Fëarynn, un Elfgrim mercenaire ; leur courte, mais intense aventure romantique, terminée de manière abrupte quand elle lui avait appris sa grossesse. Son soulagement quand le jeune homme avait refusé d'entendre parler de ces enfants ; élever des bambins, oui, s'encombrer de leur père, non. Pendant quelques minutes, l'hésitation avait éclairé les yeux du géniteur, Taëdyl avait craint de le voir changer d'avis — après tout, les Elfgrims s'attendrissaient plus facilement — néanmoins, il avait fini par tourner les talons après la promesse mutuelle de ne plus jamais chercher à se revoir.
Je me demande ce que penserait Daësann de tout ça, lui qui est si vieux jeu concernant les Elfillons. Dire que je n'ai même pas eu l'occasion de lui parler des enfants... Je ne sais même pas s'il aurait été content de devenir oncle.
Daësann, son frère aîné, âgé de quelques minutes à peine de plus qu'elle. S'ils avaient été Elfes, on les aurait considérés comme des petits miracles. Les jumeaux étaient si rares chez les Originels, alors que pour les Elfrims comme pour les Elfvars, les portées comptaient toujours cinq ou six Elfillons. Une coutume barbare poussait les mères à supprimer les plus faibles et ne garder que le plus robuste. Parfois, elles épargnaient aussi le second qu'elles vendaient comme esclave.
Cette pratique écœurait Taëdyl depuis son plus jeune âge. Peut-être parce qu'elle était elle-même une rescapée ? Les circonstances exactes de son « sauvetage » lui demeuraient inconnues. Ses parents avaient gardé deux elfillons et les avaient élevés, elle n'en savait pas davantage. Avaient-ils échoué à la supprimer ? À la vendre ? Ou bien était-ce un choix réfléchi ? Ils n'avaient jamais répondu à la moindre de ses questions à ce sujet, et elle n'avait jamais vraiment insisté. Puis elle avait opté pour le métier de mercenaire, le seul à sa portée, et s'était éloignée d'eux. Elle ne les avait pas vus depuis une dizaine d'années, ne leur avait pas parlé depuis plus d'une demi-douzaine.
Daësann demeurait la seule personne de sa « vie d'avant » avec qui elle restait en contact. Et encore, leurs échanges se résumaient à des nouvelles succinctes données tous les deux ou trois mois parce que s'ils avaient le malheur de converser plusieurs minutes d'affilée, ils finissaient toujours par se quereller.
Comme cette fois où il lui avait parlé d'une relation sérieuse, quelques années auparavant : les ricanements de Taëdyl, son scepticisme quant à l'existence de « l'amour » leur avaient valu de s'écharper.
Il n'empêche que j'avais raison, je n'ai plus jamais entendu parler de cette personne. Tu parles d'un amour pour en parler une fois et l'oublier ensuite. Non, rien ne vaut la tendresse et la passion d'une étreinte sans aucune prise de tête. Pas de relation officielle, encore moins sérieuse ! Se faire plaisir, il n'y a que ça de vrai !
Lèvres pincées, Taëdyl se releva. Son frère lui manquait soudain. Elle regrettait leur éloignement, quelles qu'en fussent les raisons.
Je veux le revoir, lui reparler, mais pour ça, je dois sortir d'ici.
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