La suite de la conversation échappa à Féhnaël. À présent que l'adrénaline fuyait ses veines, la douleur caracolait contre ses côtes, galopait d'une tempe à l'autre. Sa tête menaçait d'exploser, sa vision se brouillait. Il se demanda même comment il avait fait pour tenir debout aussi longtemps. Le front posé contre le mur, il patienta. Gagner une des couchettes pour s'y étendre le tentait terriblement, mais il n'osait pas à cause de l'arme qu'il savait toujours pointée sur lui, alors il patientait. Sans un mot. Sans un mouvement.
Le temps passa. Ou peut-être se suspendit-il ? Le jeune homme n'en avait cure ; ils avaient échoué. Jamais il ne reverrait le regard narquois de son mari, jamais il ne goûterait plus à ses lèvres, à son corps. Et sa pauvre mère, qui donc lui rendrait visite à présent ? Qui remplacerait les fleurs fanées à son chevet ? Son père ? Il ignorait où elle se trouvait. Il ignorait même ce qu'il lui était arrivé, Féhnaël n'en avait parlé qu'à Saëdann.
Un jour qu'elle lui venait en aide, un mage l'avait prise à revers, assommée d'un pouvoir étrange. Elle ne s'était jamais éveillée. Bien sûr, il existait des traitements, la médecine zévrine en proposait même tout un panel, sauf qu'ils coûtaient cher. Très cher, et le pauvre hybride qu'il était n'avait pas les moyens de payer. Son Elfvar de mari non plus, d'ailleurs, et s'il acceptait autant de missions dangereuses, longues ou lointaines, c'était dans l'unique but d'économiser pour les soins de sa belle-mère. Le ferait-il encore s'il pensait que Féhnaël l'avait abandonné ?
Sans doute pas. Tout ça se finissait en beau gâchis.
Éreinté, il se laissa glisser au sol, ses jambes ne le tenaient plus, et tant pis s'il devait recevoir une décharge de cette arme étrange. Seule une main tremblante toucha sa nuque. Un toucher timide, très doux. Salomée.
– Tu... viens, je vais t'aider à t'allonger. Je suis pas bien forte, mais Taëdyl s'occupe du beau gosse alors... elle peut pas encore t'aider.
– Qu'est-ce qu'il s'est passé ?
La jeune femme l'aida à se relever puis le guida vers la couchette, sans un mot. Lorsqu'il fut allongé confortablement, elle se racla la gorge puis s'assit sur le bord du matelas. Ses doigts trituraient une mèche de cheveux, ses dents mordillaient sa lèvre, comme si elle n'osait pas parler.
– Après la trahison de l'autre, je veux dire.
– Ah, tu sais pour ça, exhala-t-elle, soulagée. J'ai eu peur de devoir te l'apprendre, Taë est déjà dans tous ses états à cause de ça, alors si tu t'y étais mis...
– Elle tient une meilleure forme que moi...
– Ah oui, à ce propos...
De son œil valide, Féhnaël la vit lorgner vers le couloir avant de plonger la main dans son pantalon, les joues rosies par la gêne. Elle en tira une plaquette de pilules verdâtres, une autre de gélules bicolores, puis les lui tendit avec une moue désolée.
– Je savais pas où les cacher ailleurs que dans ma culotte. J'ai pas eu le temps de prévenir Taë que j'avais trouvé ça... du coup, je sais pas du tout si ça agit contre la douleur...
– Comment elles s'appellent ?
– Je ne connais pas votre langue. Tous ces symboles... tiens... comment ça se fait que je vous comprenne en fait ? Vous parlez tous le français ?
Le métis n'avait pas la moindre envie de se lancer dans de longues explications. Ni même dans des courtes. Prendre les cachets, dormir, oublier, voilà un programme qui le tentait. Néanmoins, il décida de faire l'effort pour elle, après tout, elle lui ramenait peut-être de quoi soulager sa souffrance.
– Non, mais les sorts de traduction de la langue commune sont assez courants. Si je te parle en Elfvagrir, la langue des Elfes Noirs, j'imagine que tu ne comprendras plus rien. J'ai pas compris le Renard après tout.
– Parce que ça traduit pas toutes les langues ?
– ça demanderait beaucoup de magie, je pense pas qu'ils aient des mages aussi puissants en stock.
– Mais alors, comment vous me comprenez ?
Un soupir lui échappa, cette Humaine bien curieuse ne pouvait-elle se contenter d'explications minimalistes ? Son corps exigeait le repos, pas de longues discussions.
– Aucune idée. Sans doute que le sort comprend aussi le français pour que les scientifiques puissent te comprendre. Montre-moi donc ces cachets maintenant ?
Elle les lui tendit, les yeux brillants de curiosité. Son visage hurlait qu'elle n'en resterait pas là, ce sort l'intriguait bien trop !
– Et ces sorts ont une durée dans le temps ?
– Je suis pas expert en magie, tu devras demander à Taëdyl pour ça !
Il se désintéressa de la jeune femme pour étudier les plaquettes, aussitôt deçu : les noms ne lui évoquaient rien, les prendre représentait plus de risques que de possibles bénéfices. Il abandonna donc cette idée et fourra les médicaments sous le matelas. Puis, il essaya de trouver une position plus confortable. Rester sur le dos lui donnait l'impression que le monde tanguait autour de lui ; sur le ventre que ses côtés perforaient ses poumons ; sur le côté droit, la douleur se décuplait. Il opta donc pour le côté gauche, mais sa joue meurtrie lui signifia que cette position n'allait pas non plus. Finalement, Féhnaël se cala dos au mur, jambes étendues devant lui.
– Tu prends pas les cachets ?
– Je sais pas à quoi ils servent ceux-là... merci d'avoir essayé. Réveille-moi si les scientifiques reviennent, d'accord ?
Il ne l'entendit qu'à peine marmotter une réponse, le sommeil le happait déjà.
Une voix chantante aux accents exotiques l'en tira. Encore léthargique, il demeura immobile, savourant cet instant d'entre-deux, celui où sa conscience s'éveillait, mais où la douleur dormait encore. Cette sieste improvisée lui avait fait le plus grand bien !
Malgré lui, il se transforma en témoin insoupçonnable de la conversation entre Taëdyl Salomée et une troisième personne que le métis n'identifiait pas. Il les écouta un moment, surpris de découvrir un troisième interlocuteur bien plus au fait que lui-même sur les us et coutumes des mages Zévrins. S'agissait-il d'un nouveau détenu ? Auquel cas personne ne les aurait puni pour leur mutinerie... improbable. Qui alors ?
Il continua de réfléchir, les yeux clos, sans bouger ; la curiosité n'était pas assez forte pour qu'il renonçât à son agréable somnolence. Puis Taëdyl fit voler cet instant de félicité relative en éclat.
– Comment un Renard peut-il en connaître autant sur la magie !
Un Renard ? La troisième personne ne pouvait être le Renard !
– Vous êtes censé être imperméable à la magie, pas la connaître sur le bout des trois, continua-t-elle bien loin de se douter du tumulte intérieur de Féhnaël.
– Rien de tel que de connaître en détail les points forts de ses ennemis pour les combattre !
Voilà pourquoi la voix avait des consonances inconnues, elle appartenait au Renard ! L'électrochoc provoqué par la découverte le tira tout à fait de sa léthargie. Dans le même geste, il ouvrit l'œil et voulut se relever... bien trop vite, il s'écroula aussitôt sur la couchette, assailli par des vagues de souffrance. Son repos n'avait pas été aussi réparateur qu'escompté. Il ne l'avait même pas été du tout.
Lorsque la douleur accepta de refluer un peu, il distingua les visages inquiets de Taëdyl et Salomée, penchées sur lui. L'ennemi, lui, s'était tu.
– Qu'est-ce que...
– Ne te relève pas, ordonna la mercenaire, tu vas tourner de l'œil sinon. Les chocs que tu as reçus à la tête ont dû faire vraiment beaucoup de dégâts, tu as très mauvaise mine, et je ne parle pas des traces violacées sur ton corps.
– ça va aller...
– Tu as besoin de soin !
– Je dirais pas non pour la crème, même si elle agissait pas vraiment, grimaça le jeune homme. Mais ils me donneront rien, pas après...
– Notre tentative pitoyablement ratée d'évasion. Tout ça, c'est la faute de cette garce de Zévrine ! Si elle nous avait pas trahis...
– Avec des si on mettrait Paris en bouteille. Elle a trahi, faut bien faire avec.
L'intervention de Salomée les laissa perplexes durant quelques secondes au terme desquelles le métis se redressa.
– Ca veut dire qu'on y peut rien, alors ça sert à rien de ressasser. Au fait, Féhnaël, une femme médecin est passée tout à l'heure et...
– Tu devais me réveiller s'ils revenaient !
– Elle était seule, protesta Salomée. Du coup, j'ai pas osé te déranger...
– Elle voulait quoi ? Pas de nos nouvelles je suppute.
Taëdyl s'installa à ses côtés, chercha ses mots.
– En fait, je ne sais pas trop, c'était étrange. Elle est venue nous jauger, nous parler de docilité. Elle répétait que c'était primordial qu'on se tienne à carreau, qu'elle pouvait pas se permettre des éléments rebelles.
– Forcément, puisqu'elle veut faire de vous des mères-porteuses. Impossible si vous n'êtes pas disciplinables.
Devant les mines horrifiées des deux jeunes femmes, Féhnaël s'en voulut d'avoir annoncé la nouvelle si brusquement. Sans doute aurait-il dû prendre des pincettes. Un haussement discret d'épaules lui servit à s'excuser.
– C'est donc ça cette histoire de semence, murmura Taëdyl. Mais je ne peux pas être... je suis déjà...
– Ils le savent, forcément.
Si l'Elfvar avait pu pâlir, nul doute que sa peau aurait viré au gris.
– Ils m'ont fait prendre un cachet tout à l'heure ils... je vais les tuer. Vomir, puis les tuer.
Joignant le geste à la parole, la jeune femme gagna les toilettes, la tête haute. Le silence retomba sur la pièce, leur trois respirations le troublaient à peine. Celle profonde et lente de Régoël —il devait encore être inconscient — ; celle plus rapide, saccadée de l'humaine et enfin la sienne, hachée par la douleur. Puis, depuis la pièce carrelée leur parvinrent des gargouillements, des quintes de toux suivies de vomissements distincts.
Le nez de Salomée se fronça, sa main couvrit sa bouche.
– Si tu me vomis dessus, je te frappe, menaça Féhnaël.
– Mais pourquoi elle se fait ça ? On a même pas mangé !
– Si tu n'as pas compris, je préfère te laisser dans l'ignorance, crois-moi, c'est mieux.
– Mais...
– N'insiste pas. Qu'est-ce que la médecin a dit d'autres ?
– Si tu n'as pas entendu, je préfère te laisser dans l'ignorance, crois-moi, c'est mieux, lui asséna-t-elle d'un ton revanchard.
Féhnaël en resta pantois ; elle choisissait bien son moment pour se vexer. Il aurait pu insister, mais l'effort n'en valait pas la peine, les scientifiques finiraient bien par revenir à un moment où à un autre.
Mais les minutes, puis les heures passèrent sans que rien ne se passât. Le métis alternait les périodes de somnolence et d'éveil, bien malgré lui. La vie de la cellule lui parvenait de manière sporadique : il entendit encore le Renard intervenir quelquefois, à propos de l'absence de repas, de faim qui se faisait sentir ; le réveil de Régoël lui échappa,, il le découvrit soudain à ses côtés en train de parler des plaquettes de médicaments avec Taëdyl ; ses codétenus abordèrent encore le sujet des expériences, tentèrent de l'intégrer à la discussion, sans succès ; mais le sujet principal restait Kessa. Où était la mage ? Qu'était-il advenu d'elle ? Les avait-elle vendus contre sa liberté ?
La réponse leur fut apportée à 21 h, avec le retour des geôliers. Toujours la même équipe. Épuisés, les trois membres accusaient la fatigue. Leur journée ne finissait-elle donc jamais ? Contre toute attente, la mage se trouvait à leur côté, menottée, abattue. Sans un mot, le trio lui fit réintégrer la cellule. Presque aussitôt, la jeune femme se jeta sur les grilles, hurla, supplia ; elle ne voulait pas rester avec ceux qu'elle avait trahi, elle craignait pour sa vie.
L'infirmière leva les yeux au ciel, tira le boîtier noir de sa poche, bientôt imité par ses deux collègues.
– Mode létal, ordonna-t-elle. Le docteur Zergâam trouve trop risqué de continuer l'expérience avec eux. D'autant que l'Elfvar ne servira sans doute pas, ses parasites semblent bien accrochés.
Le sang de Féhnaël ne fit qu'un tour. C'était la fin. Ou presque... le troisième chercheur, celui qui avait su se montrer bienveillant avec lui, celui-ci tremblait de tout son corps. Entre ses mains, l'arme tressautait. Il ne désirait pas s'en servir ! Mais comment exploiter cette faiblesse ? Avant que Féhnaël ne pût creuser cette idée, une alarme se déclencha :
Les taux de magma sont critiques. Veuillez évacuer le bâtiment dans les plus brefs délais.
Incertains, les membres du trio se dévisagèrent.
Les taux de magma sont critiques, veuillez évacuer le bâtiment dans les plus brefs délais.
– L'alarme a jamais été déclenchée dans la totalité du bâtiment, s'affola l'homme blessé. Il faut aller voir !
Les taux de magma sont critiques, veuillez évacuer le bâtiment dans les plus brefs délais.
À ses côtés, la femme hocha la tête, mais ils n'eurent pas le temps d'esquisser un geste que les haut-parleurs crachaient un second message.
Alerte Confinement, Alerte Confinement. Cinq minutes restantes avant le verrouillage des portes coupe-feu.
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