Taëdyl
L'inquiétude la rongeait. L'horloge indiquait presque dix-sept heures à présent. Non contents d'avoir arraché Féhnaël à la cellule, les scientifiques avaient aussi emmené le Palot. Et aucun des deux n'était encore revenu.
Taëdyl Se leva, puis se rassit. L'envie d'arpenter la pièce l'habitait depuis de longues minutes, mais elle refusait d'y céder. Elle n'offrirait aucun signe de faiblesse à Barossa, elle se l'était juré.
Sois pragmatique Taëdyl, la situation est inhabituelle, certes. Ils ont été emmenés à une demi-heure d'intervalle, certes, mais aucun des deux ne s'est mis à hurler. Donc, ils sont encore vivants. Il faut qu'ils le soient. J'ai aucune chance de m'en sortir seule. Il me faut des "boucliers".
Et elle avait besoin d'une solution de secours, au cas où les deux autres ne réapparaîtraient pas. Hors de question de miser sur Barossa. La mage servirait en cas de fuite, mais baser tout un plan d'évasion sur sa collaboration serait du suicide. Restait l'Humaine, mais il fallait déjà la sortir de sa léthargie, puis lister ses points forts. Au moins, la mercenaire n'aurait pas à se rendre dans les toilettes, –leur propreté commençait à désirer–, la jeune fille en était ressortie peu après le départ forcé de Féhnaël.
Encore fallait-il trouver un moyen de l'approcher. Si la mercenaire se présentait devant elle subitement, l'Humaine décamperait à coup sûr. Pour assurer, Taëdyl avait besoin d'une excuse, et là, elle séchait. Comment justifier son subit intérêt ?
Ses yeux se promenèrent sur la pièce vide. Sur la grille fermée, sur Barossa, boudeuse autant que haineuse, sur les couchettes...
Ah oui, ça peut marcher ça...
Une couverture dans les bras, elle se dirigea vers la jeune femme. Celle-ci semblait se faire à l'idée de sa captivité. Toujours recroquevillée, elle ne gardait néanmoins plus la tête rentrée entre ses genoux.À l'approche de la mercenaire, elle commença à trembler, aussi Taëdyl s'arrêta-t-elle à bonne distance pour lui montrer la couverture.
– Je t'ai apporté ça, tu vas avoir froid à rester assise comme ça à longueur de temps...
– Pourquoi ?
– Parce que le sol est froid.
– Je... je voulais dire : qu'est-ce que tu me veux ? Dans les films, les méchants deviennent gentils quand ils veulent quelque chose.
Méchante ? Moi ?
Sourcils froncés, la mercenaire patienta sans mot dire.
– Quoique, si tu étais méchante, tu serais de l'autre côté des barreaux.
Au moins, elle sait faire preuve de logique. Essayons de l'amadouer...
– Je veux juste faire connaissance... et répondre à tes questions, si tu en as.
– Où est le zombie ? Est-ce qu'il t'a mordu ? Est-ce qu'on va tous mourir ? Il y a une épidémie ?
– Doucement, doucement ! Permets-moi au moins de m'asseoir avec toi ?
La jeune fille plissa les yeux, comme si elle essayait de lire en Taëdyl.
– Bon, d'accord, mais pas trop près.
Lorsqu'elles se retrouvèrent toutes deux assises sur la couverture, l'Elfvar se tourna vers l'Humain et lui présenta sa main, paume vers le haut.
– Je suis Taëdyl, Elfe Noire. Je suis également mercenaire.
– Salomée... Française et je suis...juste étudiante en sociologie. Je... est-ce que tu es réelle ? Ou bien je rêve sans réussir à me réveiller ? Ça m'est déjà arrivé, mais jamais dans un rêve si long...
De la curiosité mêlée de crainte se lisait dans les yeux de Salomée.
– J'ai bien peur qu'il ne s'agisse pas d'un rêve.
– Mais les Elfes, les magiciens, les zombies, ça n'existe pas normalement. Une peau aussi noire que la tienne n'existe pas non plus ! Très sombre, oui, mais pas... pas noire comme mon smartphone !
Pourquoi faut-il que les Terriens soient maintenus dans l'ignorance ? Ça va être pénible de lui expliquer.
– Et puis, qu'est-ce qu'on fait là, on est où, en fait, qui nous a enlevés ?
À mesure qu'elle posait les questions, la voix l'Humaine montait dans les aigus. Sa panique revenait au galop. Compatissante, Taëdyl s'approcha et ouvrit les bras dans une invitation à se réfugier. Après un premier réflexe de recul, Salomée s'y blottit.
– Calme-toi, calme-toi. Tu sais, j'ai conscience que ça doit être dingue pour toi, mais je ne peux pas comprendre ce qui te tracasse. Je ne l'ai jamais vécu.
– J'ai peur, avoua la jeune fille. J'ai peur et je ne comprends rien. J'ai l'impression d'être dans un cauchemar sans fin, avec des créatures étranges sans savoir si elles sont hostiles ou pas. Dans les RPG, ça va, mais là, c'est angoissant ! Et en plus, j'arrive plus à respirer par moment, ça m'effraie encore plus ! Je suis qu'une fille banale moi, j'ai jamais rien fait de mal ! Sauf peut-être un joint ou deux, des soirées un peu trop arrosées à la fac, mais c'est tout ! Pourquoi moi ? Tu peux me le dire ?
Le flot de paroles énerva prodigieusement la mercenaire. Trop de données inutiles, trop de questions, sans parler des émotions fluctuantes. Comment devait-elle s'y prendre pour soutirer des informations à Salomée en douceur ? Elle l'ignorait, son travail de mercenaire consistait plus en menaces, chantages ou marchandages qu'en conversations bienveillantes.
Elle se contenta donc de tapoter avec maladresse le dos de la jeune fille et tâcha de lui fournir des réponses les plus précises possible. Entre l'Humaine et l'Hybride, Taëdyl avait une désagréable impression d'être gouvernante et de devoir éduquer deux enfants ignorants. Répéter les choses avec patience, s'assurer qu'ils comprenaient bien, tout ça, ce n'était pas pour elle.
Soudain, les doutes l'assaillirent.
Comment je vais faire avec mes gosses, moi ? Et si je m'en sortais pas ? Si j'étais dépassée ? Déasann ne va jamais pouvoir m'aider à chaque fois ! Peut-être que j'ai fait le mauvais choix ?
Contre elle, Salomée gigota, releva la tête.
– Tu trembles, tu as peur toi aussi ? C'est leur expérience ?
Alors que Taëdyl allait protester, la jeunette enchaîna :
– C'est rassurant de voir qu'une guerrière comme toi peut aussi avoir peur !
Cette mésinterprétation était un brin vexante, mais elle lui servirait. L'Elfvar saisit en coupe le visage de sa protégée et lui mentit sans aucun scrupule.
– Terriblement peur. À chaque instant, je crains pour ma vie, c'est pour ça qu'avec Féhnaël...
Salomée esquissa une moue boudeuse, elle avait du mal à comprendre pourquoi ce garçon avait la peau grise sans être un cadavre ambulant. Taëdyl n'avait pas su comment la rassurer sur ce point.
– ... nous avons un plan pour fuir d'ici.
– Tu m'emmèneras ?
Et voilà, elle est ferrée !
– Es-tu prête à faire tout ce que je te dirai pour ça ?
– Toi, oui. Enfin, si ça me met pas en danger. Mais le zombie, non, j'ai pas confiance. D'ailleurs, ton plan marche encore s'il revient pas ?
Erreur de stratégie, j'aurais pas dû parler du métis.
– Il reviendra, assura-t-elle.
– Et les autres, ils font partie du plan aussi ?
– Les autres ?
Salomée se dégagea de l'étreinte rassurante de sa nouvelle amie pour pointer Kessa de l'index.
– La pimbêche, là, et son copain très sexy.
Perplexe, Taëdyl secoua la tête.
– Tu parles de Bar... Kessa et Régoël ?
Si ce palot est sexy, alors je suis destinée à devenir la future impératrice. Me reste qu'à séduire un prince, me faire épouser et introniser à la place de l'héritier ! Un jeu d'enfant, surtout quand on sait que Shôra est fiancé, Liam homosexuel, les autres morts et Jun... mystère pour celui-là. Ou alors...
– Je sais pas à quoi tu penses, mais tu as une expression un peu effrayante...
– Je pensais à séduire la princesse Zévrine, la jeune sœur du futur empereur, pour dominer un jour les mondes.
Contre toute attente, Salomée partit dans un grand éclat de rire. Au moins, elle saisissait l'humour, même si cette qualité ne servirait pas à Taëdyl. Par contre, la capacité d'adaptation de l'Humaine s'avérait intéressante. Au final, pour une jeunette largué en milieu hostile et inconnu, elle ne s'en sortait pas trop mal !
Au moment où l'Elfvar rejoignait son hilarité, son ouïe détecta des pas. Elle compta avec soulagement cinq personnes, dont deux marchaient avec difficulté.
Seraient-ils blessés ?
D'un bond, elle se remit sur pied, bousculant sa protégée au passage. Celle-ci protesta, aussitôt interrompue par une Taëdyl péremptoire :
– Il y a plus important que ton confort, ils reviennent.
Les grands yeux marrons de Salomée s'écarquillèrent d'horreur, ses mains s'agrippèrent aux épaules de sa protectrice :
– Ne les laisse pas m'emmener, ne les laisse pas me toucher, sauve-moi !
Bon, elle ne s'adapte pas si bien que ça après tout...
D'un ton patient, elle tenta de l'apaiser.
– Tu sais, ils viennent toujours nous chercher à cette heure-là, c'est normal, juste pour les douches. Aucune inquiétude à avoir et...
– C'est faux, hier, ils m'ont emmené dans une sorte de salle d'hôpital et après... le trou noir ! Ils jouent avec notre mémoire, c'est ça ?
– Ça m'étonnerait, à ma connaissance, très peu de mages sont assez puissants pour le faire, et ceux qui le sont ont bien d'autres choses à gérer que s'amuser sur des parias... Tiens-toi tranquille et tout se passera bien.
Enfin, rien n'est moins sûr...
Avec une anxiété qu'elle essaya de camoufler au mieux, Taëdyl reporta son attention sur le corridor. Elle percevait très nettement les sons désormais. Et elle ne s'était pas trompée : l'un boitait tandis qu'un autre ne cessait de trébucher. Si elle se fichait que Régoël ait pu subir la violence des scientifiques, elle s'inquiétait vraiment pour Féhnaël sans qu'elle ne s'expliquât pourquoi.
Lorsque la troupe déboucha devant eux, elle ne parvint à contenir un cri de surprise.
Un des geôliers, un homme traînait la jambe. On devinait sans difficulté un bandage à la cuisse gauche. Régoël le suivait en traînant un individu affaibli derrière lui : Féhnaël. Celui-ci peinait à tenir sur ses deux jambes, elles cédaient tous les deux pas et forçaient l'Elfe à raffermir sa prise sur les hanches de son paquet. Les deux autres membres du trio de scientifiques clôturaient la marche. La femme cachait mal son impatience, pendant que l'homme, le même homme timide que le matin même, se tenait prêt à soutenir l'Hybride en cas de défaillance de Régoël. Un comportement pour le moins étrange.
Quand les deux prisonniers furent de nouveau derrière les barreaux, la chercheuse les informa qu'ils reviendraient chercher les trois "femelles" une demi-heure plus tard, puis elle tourna les talons, suivie du blessé.
Alors que leur collègue leur emboîtait le pas, Féhnaël se jeta contre la grille et lui saisit le poignet avant de supplier à voix basse :
– Vous avez plus de compassion qu'eux, aidez-nous !
L'homme hésita un moment, puis se dégagea, navré.
– Je... ne peux pas. Ils se vengeraient sur ma famille. Mon fils... Je ne peux pas...
L'instant d'après, il détalait au pas de course.
– Qu'est-ce que c'était, ça ? Et qu'est-ce qu'il t'est arrivé ? s'enquit Taëdyl.
Alors qu'il ouvrait la bouche pour répondre, un rictus de souffrance déforma les traits de l'hybride. Ses jambes le lâchèrent, et sans l'aide providentielle du Citadin, il se serait étalé au sol. Sous le regard hostile de Barossa, l'Elfe porta son fardeau jusqu'à une couchette pour l'y allonger. Quelque chose chez le palot avait changé, quelque chose que Taëdyl ne parvenait pas à déterminer.
Il l'aide sans y être forcé. Il aurait pu, il aurait dû le laisser se fracasser au sol, mais non. Par Eden, mais qu'est-ce qu'il s'est passé la dehors ?
Avant que l'occasion d'y réfléchir davantage ne lui fût offerte, la voix de Régoël résonna dans la pièce.
– Venez ici, tous, il faut qu'on parle.
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