À condition de savoir les lire, les expressions de cette femme s'avéraient plus fiables qu'un baromètre dernière génération, si bien que Taëdyl lui avait trouvé un joli surnom : Barossa. Si celle-ci s'égayait, alors la situation ne présentait aucun intérêt ; si elle se rembrunissait, on pouvait au contraire se réjouir de vivre un moment palpitant, ou au moins intrigant ! En deux semaines, la jeune femme avait eu le temps de vérifier sa théorie.
Comme lors de leurs « excursions journalières » dans les couloirs : la mage râlait sans discontinuer, s'agaçait de devoir marcher jusqu'aux douches, se plaignait de leur éloignement. Au contraire de Taëdyl qui mettait chaque seconde à profit pour scruter les lieux, pour graver chaque détail en mémoire dans l'éventualité d'une fuite, un jour.
Ou bien quand Régoël avait été transféré : Barossa avait trépigné de joie. Lorsqu'il avait raconté son insipide rôle au sein de la garde impériale, les yeux de la Zévrine avaient pétillé de... Taëdyl ne savait trop quoi en fait, ce récit n'avait pas le moindre intérêt. La mage avait même sautillé sur place, s'imaginant l'avoir croisé, peut-être, dans les couloirs du palais impérial. La mercenaire avait failli s'endormir d'ennui et ne s'était pas gênée pour bailler à s'en décrocher la mâchoire. Si encore cette pimbêche avait réalisé que son engouement mettait l'Elfe Citadin mal à l'aise, que sous ses airs suffisants il mourrait d'envie de fuir très loin d'elle. Si encore l'homme s'était écouté et avait rabroué la femme pendue à son bras. Mais non, la rencontre était restée assommante d'un bout à l'autre.
L'arrivée de l'Humaine avait arraché des soupirs plaintifs à Barossa tandis que l'Elfe Noire tendait ses longues oreilles de curiosité dans l'espoir de glaner des informations auprès du trio de garde. D'où pouvait donc provenir cette Humaine ? D'une planète éveillée ou de cet endroit fascinant, berceau de mille légendes : la Terre ? Une Terrienne, l'occasion aurait été belle d'en apprendre davantage sur ces spécimens si ignorants de la réalité de l'Univers. Taëdyl n'avait pu obtenir le moindre indice, ni des geôliers ni de la pensionnaire muette de terreur. Il ne restait à l'Elfe Noire qu'à prendre son mal en patience et à guetter le moment opportun pour fondre sur sa proie. Elle lui tirerait les vers du nez, foi d'Elfvar !
Pour le moment, la mercenaire attendait de voir si ses présomptions s'avéreraient exactes cette fois encore. Elle songea à se décaler, Le baromètre ambulant lui bouchait partiellement la vue et l'empêchait d'apercevoir le visage du nouveau —, mais elle trouva plus amusant de deviner la raison de cette bouche tordue par le dégoût.
En premier lieu, il devait s'agir d'une race honnie, les autres espèces l'auraient contrariée ou réjouie, mais pas écœurée à ce point. Pas un Zévrin donc, ni un Elfe Sylvain, Citadin ou Médiéval. Sans doute pas une créature Celeste, ça l'aurait émerveillé, ni même un humain. L'individu devait être au mieux un Elfe noir — ces créatures haïes de tous les peuples pour leurs mœurs prétendues légères —, au pire, un mâtiné. Et puisque les chercheurs n'avaient jamais emprisonné deux individus de la même espèce dans la même cellule, et qu'elle représentait déjà les Elfvars, celui-là devait donc être soit un Elfgrim, soit un hybride.
Tout bien réfléchit, c'est un hybride, la pimbêche n'avait pas cette mine-là lorsqu'elle m'a aperçue. Elle était offusquée, mais pas écœurée. Mais quel genre d'hybride ça peut bien être ?
Les plus courants, les métisses entre les deux races d'Elfes Noirs, étaient méconnus des autres peuples, bien cachés au sein des colonies troglodytes de leur peuple. Taëdyl pouvait donc les rayer de sa liste, cette idiote de mage ne l'aurait jamais différencié du reste des Elfes Noirs.
Venaient ensuite les croisements Elfes citadins et Elfes sylvestres, parias parmi les Elfes certes, mais les Zévrins ne leur accordaient pas la moindre attention, pas plus que les humains. Aucune faculté particulière, rien d'extraordinaire, ils n'avaient vraiment rien pour eux. Barossa aurait été au mieux indisposée. Le futur pensionnaire ne devait donc pas en être un.
Peut-être un enfant issu d'un Zévrin et d'un Elfe « fréquentable » ? Ou bien un Zévrin-Humain ? Ou encore un Elfe-Humain ? Ces trois sortes là, bien que conspuées, accédaient tout de même aux métiers les moins nobles ; ils se chargeaient des basses besognes.
Non, le nez froncé de la jeune femme promettait un croisement bien plus « abject », et Taëdyl ne voyait plus que deux possibilités : un Zévrin-Elfe Noir — cela arrivait parfois quand les espions de l'empereur fricotaient dans le Capitale — ou bien un Humain-Elfe Noir. Deux croisements que bien peu de personnes étaient capables de distinguer l'un de l'autre, en grande partie parce que personne ne leur accordait le moindre regard. Ceux-là n'obtenaient pas même le statut d'être vivant et ne pouvaient survivre qu'en mendiant... ou pire.
Sa curiosité mise à trop rude épreuve, la mercenaire se décida à agir sans alerter les gardiens. Pour cela, elle devait juste capter l'attention de Barossa, puis la forcer à bouger d'une manière ou d'une autre. Un jeu d'enfant.
Un éternuement feint se chargea d'attirer le regard de la mage, puis un sourire éblouissant accompagné d'un clin d'œil la fit reculer de plusieurs pas. Bien, son champ de vision était libre. Taëdyl contint à grand-peine un gloussement de satisfaction ; d'après la peau grise de l'être, elle avait bien deviné : il était en partie Elfe noir... et toujours inconscient, la main tremblotante du chercheur ne se décidait toujours pas.
Les deux autres commençaient à perdre patience, à jeter des œillades appuyées à l'horloge. La femme se rua soudain sur son collègue, pour lui arracher la seringue des mains.
– Tu nous mets en retard, pousse-toi de là que je...
Une quinte de toux l'interrompit. Dans son coin de cellule, l'Humaine s'étranglait.
– V'là autre chose... soupira la femme en noir.
Elle s'empara aussitôt de la main de son collègue pour y loger un objet cylindrique. Puis, elle lui indiqua la grille du menton en marmonnant d'une voix si basse que Taëdyl peina à comprendre les mots :
– Va t'occuper du Quatre.
– Q... quoi, mais je vais devoir entrer dans cette... dans la...
– Évidemment, elle tiendra pas jusqu'à ce soir ! Et parle donc pas si fort, ils vont sentir ta peur !
– Je te couvrirai, intervint le deuxième homme, la main posée sur un objet rectangulaire. Dépêche-toi, ça nous colle un sacré contretemps. On a encore beaucoup de travail après ça. Il veut tous les résultats avant notre ronde de ce soir.
Résultats ? Mais de quel genre de résultats parlent-ils ? Ce sont des médecins ? Et que va-t-il donc faire qui ne puisse attendre ce soir ?
Malgré sa terreur, le médecin présumé lui livra la réponse quelques secondes plus tard. Dès qu'il entra dans la cellule, son pas se fit assuré, il marcha vers l'Humaine sans une hésitation. D'une poigne de fer, il lui releva la tête et profita de la surprise pour lui appliquer le cylindre sur la bouche, non sans lâcher un murmure :
– Ne lutte pas s'il te plaît... c'est pour ton bien, l'air est différent du tien ici, nous avons besoin de moins d'oxygène que toi.
– Ne parle pas aux sujets ! Les règles sont strictes ici, pas d'attachement, pas d'interaction. Tu étais déjà limite avec cette chose qu'est Cinq, alors, si tu veux garder ton travail, un bon conseil, recadre-toi, siffla la femme, tu gazes la Terrienne, tu ressors. Rien d'autre.
Voilà au moins la réponse à une de mes interrogations. C'est bien une Terrienne.
Un mouvement furtif de Régoël interrompit sa réflexion : un geste en direction de l'intrus. Son rictus parlait pour lui, il prévoyait de passer à l'attaque.
Mais quel abruti, il va se faire tuer...
– Mauvaise idée que tu as là, le pâlot, susurra-t-elle sans pour autant bouger le moindre muscle.
– Mêle-toi de tes affaires la charbonneuse.
Pour toute réponse, Taëdyl haussa les épaules, puis croisa les bras, curieuse de voir ce qu'il adviendrait de cet Elfe idiot et hautain. Régoël n'avait pas esquissé deux pas que les deux geôliers à l'extérieur pointaient sur lui des boîtiers noirs, que la guerrière n'avait eu l'occasion d'observer nulle part ailleurs. Elle ignorait même à quoi ils servaient, tout au plus se doutait-elle qu'il s'agissait d'armes. Encore un élément dérangeant pour la mercenaire qu'elle était. Si elle avait été Espionne impériale, elle aurait possédé ces informations. Mais elle ne pouvait même pas prétendre entrer au service de l'Empereur, alors devenir une de ses prestigieuses Espionnes d'élite...
– Plus un pas, Trois, ordonna la femme. Nous n'hésiteras pas à t'électrifier si besoin. Ta vie n'a pas la moindre valeur ici, tous les Elfes sont interchangeables pour cette expérience.
Résultats, maintenant expérience. Pas des médecins ça, mais des scientifiques ! Et nous sommes leurs cobayes, mais pour quoi ?
– Mais pour qui vous prenez-vous, nous sommes des Citoyens de l'Empire, nous avons des Droits, et lui ne s'appelle pas Trois, mais Régoël, et moi je...
– Je sais qui tu es, tu ne cesses de nous en rabâcher les oreilles. Et ton identité n'a pas la moindre importance. Ici, tu n'es plus rien qu'un numéro d'expérience. Maintenant, Trois, tu recules au fond de la cellule et tu poses tes deux mains au mur.
– Quelle plaie ce protocole, si ça ne tenait qu'à moi, on étudierait leurs cadavres, grommela l'homme dont les doigts tambourinaient d'impatience sur le mystérieux rectangle noir.
Le visage crispé de Régoël laissa un instant penser qu'il allait ignorer les mises en garde, mais il obtempéra finalement et, les joues teintées par la honte, se rangea contre le mur, non sans tenter de pousser Taëdyl au passage. Sans succès, elle se mouvait bien plus vite que lui. Le temps de l'opération, le scientifique avait quitté la cellule tandis que ses collègues donnaient des coups de pieds au nouveau pensionnaire pour le pousser à l'intérieur, la grille avait été refermée. L'incident était clos, du moins en apparence.
– La prochaine fois que tu amorces un geste de rébellion, Trois, il y aura des conséquences.
Le silence retomba sur les prisonniers. Kessa et Régoël suivirent les geôliers d'un regard chargé de haine. Malgré son menton relevé et son regard plein de morgue, la jeune femme se taisait ; elle voulait juste donner le change, Taëdyl voyait bien ses mains trembler et ses épaules frémir. Elle haussa les épaules, les états d'âme de la pimbêche lui importaient si peu.
Il était temps qu'elle la ferme, j'en pouvais plus de ses jacasseries... bien, voyons voir ce nouveau venu !
En quelques pas, la guerrière rejoignit le garçon dont les yeux papillonnaient déjà... et se figea de stupeur.
– Par Ylfaël, je n'ai jamais vu ça auparavant ! Quel genre d'hybride es-tu donc ?
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