Cette version est plus étoffée que la précédente. Des dialogues et scènes supplémentaires ont été ajoutées et offrent une mini information à la fin sur le destin final d'Elia Montgomery
— Pourriez-vous, au moins une fois dans votre vie, faire preuve d’optimisme ? soupirai-je en levant les yeux au ciel.
Malcolm me fusilla du regard et donna une impulsion à sa monture. J’avais beau lui répéter de ne pas s’inquiéter, il s’obstinait à voir le mal partout. Il fallait reconnaître que le climat n’avait rien de rassurant. Nous errions dans une curieuse vallée, au climat aride. Le soleil brûlait notre peau le jour, pour disparaître une fois la nuit tombée et laisser place à un froid mordant. Nos réserves d’eau étaient épuisées depuis plusieurs jours et les sources se faisaient de plus en plus rares, pour ne pas dire inexistantes.
Le soleil me tournait la tête et je peinais à ne pas m’effondrer sur mon cheval. Le malheureux avançait au ralenti et mes impulsions manquaient trop de forces pour l’inciter à accélérer sa course. J’avais recouvert mes cheveux d’une étoffe pour atténuer la sensation de chaleur, en vain. Ma bouche sèche réclamait désespérément de l’eau et mes forces s’amenuisaient de minutes en minutes.
— Élia ? s’écria Malcolm. Élia ? Ce n’est pas le moment de faiblir !
Il descendit aussitôt de son cheval et m’aida à rejoindre le sol. Ses bras m’empêchèrent de m’effondrer et je vis des étoiles danser devant mes yeux.
— Ressaisissez-vous ! m’ordonna-t-il.
Il passa un bras autour de mes épaules avant d’attraper mes jambes et me soulever hors du sol. Je me laissai faire, la tête vacillant dans tous les sens. Nous descendîmes une pente et lorsqu’il me déposa, je distinguai un fleuve. Sans attendre, je me laissai tomber sur les genoux et bus autant d’eau qu’il me fut possible de boire.
— Du calme, m’interrompit mon compagnon. Vous allez recracher vos poumons à force de boire comme ça !
Je l’empêchai de m’attraper de nouveau mais je regrettai aussitôt de ne pas l’avoir écouté. Je commençai à étouffer et à recracher l’eau, face au rictus ironique de Malcolm.
— Vous êtes plus têtue qu’une mule, hein ? Pourquoi vous obstinez-vous à faire le contraire de ce que je vous dis dès que je vous conseille quelque chose ?
Une fois les toussotements terminés, je me relevai non sans peine… et découvris au loin une étrange maison en forme de boîte à musique. Je clignai des paupières, certaine d’halluciner sous l’effet de la chaleur. Malcolm m’adressa un regard surpris et je compris alors qu’il voyait la même chose que moi.
— Qui est assez stupide pour construire une maison ici ? grogna-t-il.
Il attrapa nos montures et se rapprocha de la demeure en question. Je le suivis lentement, en veillant à bien rester derrière lui. Autour de nous régnait un silence pesant, le genre de silence qui ne présageait rien de bon.
— Vous pouvez prétendre ce que vous voulez, mais je connais ce monde mieux que personne, me dit-il. Je n’ai jamais vu la lune se rapprocher aussi dangereusement de la terre et je n’ai jamais vu non plus de maison plantée au milieu du désert !
Un grognement sourd, à glacer le sang, résonna soudain. Nous discernâmes de mystérieuses silhouettes autour de la maison. Une odeur fétide nous chatouilla les narines. C’était une odeur de cadavre en décomposition, une odeur de mort. Je réprimai un haut le cœur.
— Depuis quand l’armée des morts envoie-t-elle ses soldats garder une maison ? m’étonnai-je.
— Ce sont des gibdos, intervint une voix.
Des bruits de pas se rapprochèrent de nous. Malcolm posa sa main sur la paume de son épée et la brève terreur qui s’était saisie de moi à l’entente de cette voix inconnue lorsque mon regard se posa sur un petit garçon. Tout de vert vêtu, il portait un bouclier gravé de symboles inconnu, ainsi qu’une cagoule violette. Il tenait aussi une épée et mon instinct me susurra qu’il valait mieux se méfier de lui.
— Que fais-tu ici, gamin ? interrogea mon compagnon.
— J’ai à faire dans la vallée, répondit-il. Et vous ?
Malcolm m’adressa un regard, comme pour chercher la réponse à formuler. Je restai néanmoins de marbre. Puisqu’il s’obstinait à me considérer comme une enfant, qu’il se débrouille lui-même pour répondre à ce petit !
— Il ne faut pas s’approcher des gibdos, signala l’enfant. Ils apparaissent lorsque la maison cesse de jouer la musique. D’habitude, elle résonne dans le désert et empêche les morts de se réveiller. Mais quelque chose ne tourne pas rond depuis quelques jours.
Il jeta un œil en direction de la lune qui semblait avoir grossi depuis la dernière fois que je l’avais observé. L’enfant ôta sa cagoule, qui dévoila sa chevelure blonde et des oreilles pointues.
— Qui es-tu ? demanda Malcolm en dégainant son épée. Pourquoi tes oreilles sont-elles pointues ?
En un quart de seconde, l’enfant avait bondi vers lui en poussant un cri guerrier. Pris au dépourvu, mon compagnon recula et eut à peine le temps de répliquer que l’épée de notre adversaire creusa une légère entaille sur la main. Malcolm étouffa un juron, furieux, tandis que le vainqueur bomba le torse, fier de lui.
— Je suis Link, dit l’enfant. Je vous aurais bien présenté ma jument, Epona, mais elle se repose près du fleuve un peu plus loin.
— Drôle de manière de se présenter que d’entailler tes compagnons, râla Malcolm.
— Ne fais pas attention à lui, intervins-je. Il ne supporte pas de perdre. Je m’appelle Élia Montgomery et voici Malcolm. Nous voyageons depuis plusieurs semaines et nous nous sommes perdus.
— Vous n’êtes pas du coin, remarqua Link.
— Je l’avais déjà compris, répliqua Malcolm.
Je le fusillai du regard pour l’enjoindre à se taire. Pourquoi ne pouvait-il pas s’empêcher d’être désagréable ? Il me mettait hors de moi, avec sa manière de remettre chacune de mes paroles en cause. Malgré son aide précieuse, il ne supportait pas l’idée de perdre la face contre une femme.
— Nous sommes actuellement dans le canyon d’Ikana, révéla Link. C’est à Termina.
J’arquai un sourcil, perplexe. J’avais beau tout ignorer du Demi-Monde, les aveux de cet enfant n’auguraient rien qui vaille. Je n’avais jamais entendu parler de Termina. Son nom ne figurait sur aucune carte et je ne connaissais personne qui possédait les oreilles pointues de notre compagnon.
— J’avais raison depuis le début, dit Malcolm sans masquer un sourire triomphal. Nous ne sommes plus au Demi-Monde !
Je levai les yeux au ciel. Cet imbécile ne manquerait donc aucune occasion de montrer sa supériorité envers moi, même dans une situation critique !
— Vous êtes incorrigible, maugréai-je. Que signifie cette lune ? demandai-je en me tournant vers Link. On dirait qu’elle va s’abattre sur nous.
— Bien sûr, dit l’enfant avec un calme déconcertant. Elle va s’abattre sur nous d’ici trois jours.
Une secousse retentit au même moment et la lune se rapprocha un peu plus, un sourire sinistre gravé sur sa face. Malcolm m’adressa un sourire glacial. Je pris sur moi pour ne pas l’injurier et m’efforçai de réaliser le tragique de notre situation. Nous venions de quitter un monde en pleine perdition, rongé par la mort et des bêtes assoiffés de sang. Ce n’était pas pour apprendre que la lune allait s’abattre sur moi !
— Comment partir d’ici ? demanda Malcolm. Il existe forcément un moyen !
Link haussa les épaules en guise de réponse. Il n’en savait pas plus que nous. Nous restâmes un long moment près du fleuve, pour permettre aux chevaux de se reposer. Le crépuscule s’abattit ensuite sur le canyon, apportant une fraîcheur bienvenue. Malcolm chercha un abri pour la nuit et je restai avec Link, qui contemplait la lune avec mélancolie.
— D’où venez-vous ? interrogea-t-il. Seuls les hyliens ont les oreilles pointues.
— D’un royaume nommé « Angleterre ». Mon compagnon vient quant à lui du Demi-Monde. Nous cherchions à rejoindre le monde des morts avant de nous égarer ici.
Au même moment, les gibdos émirent une nouvelle plainte sinistre. Un vent glacial s’abattit dans le canyon et je resserrai une laine autour de mes épaules. Toute chaleur était définitivement retombée et la même odeur fétide m’arracha un soupir de dégoût.
— Ton ami est sacrément bizarre, commenta Link. Comment fais-tu pour le supporter ?
— Je ne le supporte pas, ironisai-je. Mais il m’a aidé à plusieurs reprises. Lui seul est capable de survivre dans un monde hostile. Sans lui, nous serions morts depuis longtemps.
— Nous ?
Je posai une main sur mon ventre arrondi. Par chance, mes nausées n’étaient pas trop violentes et me permettaient encore de garder toute ma tête. Sans cela, la douleur associée à la chaleur aurait eu raison de moi.
— C’est le père ?
— Non. Heureusement pour le petit.
Nous éclatâmes de rire jusqu’à ce qu’une énième secousse n’interrompe ce bref moment de joie.
— Le père est parti, révélai-je d’une voix sombre. Il ne sait même pas que son enfant naîtra bientôt.
— Il t’a abandonné ?
Les larmes me montèrent aux yeux.
— Gale ne m’aurait jamais abandonné. Il… il aurait tout donné pour connaître cet enfant.
Mon fiancé me manquait terriblement. Dans les moments les plus difficiles, je m’accrochais à mon souvenir. Je n’étais certes pas la femme la plus démonstrative de ce monde, mais je l’aimais sincèrement. J’avais fait le nécessaire pour survivre, quitte à m’oublier. Si Gale apprenait que je l’avais trompé, il me pardonnerait immédiatement. Cette nuit passée avec Laurent, aussi intense fut-elle, n’enlèverait jamais la peine que j’éprouvais face à son absence. Rien d’autre ne comptait, pas même un instant avec un autre.
— Je pars à l’aube pour la forteresse de pierre, dit Link. Je dois libérer le dernier géant pour qu’il puisse, avec ses compagnons, renvoyer la lune dans le ciel. Ton ami est peut-être grincheux, mais c’est un bon combattant. Une épée de plus ne serait pas de refus. Tu pourrais rester dans la maison en attendant. Dès que j’aurais libéré la petite fille et son père qui vivent à l’intérieur, les gibdos s’en iront et tu seras tranquille.
— Je ne suis pas de celle qui reste à la maison en attendant que les hommes combattent les monstres, souris-je. Le bébé a besoin que je reste forte et ce n’est pas en m’enfermant ici que je le serai.
— Je ne voulais pas t’offenser.
— N’aie crainte, j’en ai connu des pires.
— Tu aurais pu être libéré de la compagnie de Malcolm pendant quelques jours.
J’éclatai à nouveau de rire.
— Je l’apprécie… au fond de moi, confessai-je. Je me suis habituée à lui et à son caractère désagréable.
— Une femme aussi courageuse que toi mérite un meilleur compagnon.
— Il n’existe pas meilleur que lui. Malcolm est peut-être insupportable, mais il donnerait sa vie pour le bébé et moi si cela était nécessaire. Nous ne partageons pas la même vision du monde mais il est digne de confiance. C’est tout ce qui importe.
— Tu sembles bien déceler la nature des gens et je suppose que tu ne donnes pas ta confiance à n’importe qui. Pourquoi veux-tu aller dans le royaume des morts ?
— Pour assurer un avenir à mon enfant… et à sa descendance.
Les mots se perdirent au fond de ma gorge. Je n’avais pas la force de lui détailler mon périple, ni de lui révéler mes véritables objectifs. Je souhaitais seulement retrouver mon chemin au plus vite… et trouver la paix que je méritais. J’étais épuisée de ces aventures et de cette quête sans fin. L’accouchement se produirait probablement dans deux mois, tout comme ma transformation en Cachée. Je devais impérativement gagner ce royaume avant que le virus n’aie raison de moi.
— Ne fais pas cette tête, miss Montgomery. Je crois que je comprends ce que tu cherches.
Il s’éclaircit alors la gorge et tout en fixant la lune, me révéla :
— Tu l’as déjà trouvé, le monde des morts.
J’arquai un sourcil. Faisait-il référence à ces gibdos ? Il était vrai que leur allure, semblable à des cadavres recouverts de bandelettes blanches, pouvait donner le sentiment de se trouver sur une terre dominée par la mort. Mais si cela était le cas, où se trouvait l’aura de la Déesse ? Où erraient les âmes de tous les défunts de ce monde ? Pourquoi ce jeune garçon semblait-il constitué de chair et de sang, comme un être vivant ?
— La mort n’est pas la fin du chemin, philosopha-t-il, même si tu penses le contraire. Le tien ne s’arrêtera pas au royaume des morts. Il perdurera pour les siècles des siècles.
Il me remit trois masques. Le premier représentait une créature marron, similaire à une plante difforme. La seconde représentait quant à elle une créature plus amicale, aux lèvres longues et épaisses, et aux grands yeux violets. Le troisième enfin représentait une créature aquatique, aux teintes blanches et bleutées.
— Je ne te connais pas mais je lis la peine sur ton visage, dit-il. Tu as vécu de nombreuses choses et je crois que nos vies se ressemblent. Les masques que tu vois là contiennent l’âme de trois créatures décédées. Hyrule est différente de Termina. Lorsque je suis arrivé ici, j’ai mis du temps à comprendre que j’avais changé de monde. Les gens, les maisons, tout était…
— Similaire ? achevai-je.
Link acquiesça.
— Avant d’arriver à Termina, j’ai été attaqué par une créature. Elle m’a volée mon ocarina, ainsi que ma jument. Je suis tombée dans un gigantesque trou, si profond que la chute aurait dû être mortelle.
— Mais tu es vivant.
Tout comme je l’étais alors que les cavaliers fous avaient manqué de me transpercer de leurs lourdes épées. Si je n’avais pas franchi le portail liant mon Monde au Demi-Monde, je serais morte aujourd’hui.
— Je l’ignore, pour tout te dire, déplora-t-il. Parfois je me demande si je ne suis pas mort et si ce que je subis depuis mon arrivée n’est pas une illusion de l’enfer. Lorsqu’une personne meurt, ses proches ont besoin d’un temps plus ou moins long pour faire son deuil. Elles traversent plusieurs périodes avant d’y parvenir. Est-ce que tu connais ces étapes ?
Face à ma réponse négative, il brandit le masque de la plante difforme.
— Lorsque je me suis réveillée ici, j’ai découvert un petit arbuste mort, similaire au masque marron que tu vois là. C’était le début de mon aventure à Termina. Elle correspond à ce que l’on appelle le choc. C’est lorsque tu apprends la mort de ton proche. Puis survient le déni.
J’acquiesçai, avant de voir les souvenirs défiler dans mon esprit. Je me remémorai la course pour échapper aux cavaliers fous, ainsi que la disparition de mon fiancé… et mon arrivée dans le Demi-Monde. Tout avait été si soudain, si violent.
— De fil en aiguille, mes aventures m’ont amenée à secourir une princesse mojo disparue. Un singe avait injustement été accusé de l’avoir enlevé et le père de la princesse était sur le point de l’exécuter. Il était tellement en colère…
Il posa le masque face à moi et je compris qu’il s’agissait de la deuxième étape. Je me remémorai alors la disparition de Graham, sa mort brutale et la haine palpable lors du procès de Karen, la fille du maire. Je réentendais leurs injures, les crachats, les réclamations de mise à mort, ainsi que la fascination morbide des habitants lorsqu’on avait traîné la malheureuse sur le bûcher. Je l’avais vécu, moi aussi.
Je n’avais pas été moi-même en colère, mais elle avait été si puissante que je pouvais la ressentir encore maintenant.
— La créature que tu vois là, avec les grands yeux violets, c’est un goron, dit Link. Le goron de ce masque est mort il y a un moment, mais son esprit refusait d’admettre la vérité. Son fantôme errait, plein de colère et de tristesse.
Le marchandage, devinai-je. Moi aussi, pendant de longues semaines, j’avais posé un masque de mensonge. J’avais refusé de voir l’évidence, celle que j’avais quitté mon Monde et que de sombres pouvoirs sommeillaient en moi depuis toujours. La peur et la tristesse m’avaient tiraillées, au détriment de la réalité. Il m’avait fallu l’entendre de vive voix pour prendre conscience de la situation.
— La créature blanche et bleue est un zora. L’homme de ce masque adorait jouer de la guitare. Sa fiancée était si triste lorsqu’il a disparu. Elle ne pouvait même plus chanter. Cette phase-là s’appelle la tristesse.
De nouveau, les mots de l’enfant faisaient écho en moi. La tristesse avait sûrement été l’étape la plus courte. Elle m’avait certes accompagnée durant mon périple à Endwoods, face aux différentes révélations que j’avais encaissées et à la perte de mes amis proches. Oui, la tristesse avait marqué mon aventure, tout comme le deuil. Néanmoins, elle n’avait pas été aussi brutale et violente que les autres phases.
— Tu n’as pas vécu ces étapes personnellement, remarquai-je.
— C’est vrai, admit-il. Mais je les ai ressentis. Aujourd’hui, je suis prisonnier d’un monde qui n’est pas le mien et mon esprit n’est pas encore prêt à accepter l’évidence. La lune, les fantômes, les monstres, le temps qui s’étire et s’accélère indéfiniment…
— Comme un purgatoire ? achevai-je. J’ai eu ce sentiment, moi aussi. Nous avons probablement des péchés à expier.
Je marquai une pause, me remémorant l’attaque des cavaliers fous et le coup d’épée, avant que ne survienne le trou noir. Si j’avais des erreurs à me faire pardonner, alors ma dette était maintenant payée.
— C’est pour cette raison que tu penses que j’ai trouvé le monde des morts ? repris-je.
— Tout dépend, rétorqua Link. As-tu traversé la dernière période ?
Il me désigna du doigt les gibdos.
— Un jour, alors que ton esprit a traversé de nombreuses émotions, tu prends conscience de la réalité… et tu t’y adaptes. Tout n’est pas rose et facile, mais tu continues ton chemin. C’est l’acceptation. Je n’ai pas encore réussi cette étape, avoua-t-il. Je dois pour cela pénétrer à l’intérieur de la forteresse de pierres… la forteresse des morts.
Un sourire las s’étira sur mes lèvres. Mon regard fixa Malcolm et une vague de chaleur envahit ma poitrine. Ma mère nommait cette capacité « résilience ». Je songeai que désormais, le Demi-Monde et ses étranges coutumes étaient miennes. Les créatures qui le peuplaient, mes pouvoirs et la perte de mon fiancé… j’y avais survécu, pour devenir plus forte que jamais. Le masque de crainte et de déni, que j’arborais depuis mon enfance, s’était brisé à tout jamais. J’avais accompli mon destin.
— Si j’étais morte, mon corps pourrirait sous terre. Je me tiens pourtant face à toi, en chair et en os, remarquai-je.
— La mort n’est pas la fin du chemin. Peut-être l’es-tu et que ton âme se refuse à l’accepter. Peut-être ne l’es-tu pas. Cela ne change rien. Tu es ici pour une raison précise et je suis persuadé que ton passage à Termina et au Demi-Monde est le début d’une longue quête.
Il m’adressa un sourire et sortit un petit instrument de musique. Avant que je n’eusse le loisir de lui poser la question, il souffla à l’intérieur et une agréable mélopée caressa mes oreilles. Mon cœur s’alourdit néanmoins et les larmes coulèrent le long de mes joues.
— C’est le chant du temps inversé, expliqua-t-il. Grâce à lui, le temps se ralentit et la lune ne tombera pas tout de suite sur nous.
Il ramassa ensuite les masques, les rangea dans sa sacoche et épousseta son épée dont la lame s’était recouverte de terre.
— Bientôt, la maison va jouer de la musique et les gibdos que tu vois là vont s’enfoncer dans la terre. Ils n’aiment pas entendre la mélodie. Le chemin sera donc libre. Malcolm et toi pourrez rejoindre le royaume des morts. Quant à moi, je pourrais accomplir ma dernière quête et qui sait, trouver la paix, moi aussi ?
— Je te le souhaite.
Il esquissa un sourire et brandit la cagoule violette. Une autre secousse fit trembler le canyon. La lune tomba un peu plus bas dans le ciel. Malcolm poussa un autre juron un peu plus loin et je ne pus m’empêcher de sourire à mon tour.
Ton ami et toi n’avez jamais été perdu. Maintenant que le temps est ralenti, vous arriverez tranquillement au bout de votre chemin. Ne t’en fais pas, Élia Montgomery. Morte ou non, tu as pris la meilleure décision.
— Merci, Link.
Sur ces mots, il arma son bouclier et continua tranquillement son chemin en direction de la mystérieuse maison. Malcolm me rejoignit et m’annonça que l’abri était prêt. Il salua Link d’un bref signe de tête avant de m’apporter des baies cueillies quelques kilomètres plus loin, là où la vallée prenait fin. De nombreuses heures s’étaient écoulées alors que je discutais avec Link.
— Allez dormir, je monte la garde en premier, dit-il.
J’acquiesçai et le suivis dans l’abri, situé au fond d’une petite caverne. Je m’emmitouflai dans une couverture et m’efforçai de ne pas prêter attention au froid qui mordait ma peau.
— Vous ne comptez pas revenir du royaume des morts, n’est-ce pas ? déclara-t-il soudain.
Je gardai le silence, consciente que les mots étaient inutiles.
— Votre décision est prise depuis longtemps ?
— Depuis le moment où j’ai appris la trahison du Démon-Créateur.
Malcolm resta à son tour silencieux et prépara ses affaires pour s’installer à l’entrée de la caverne.
— Têtue comme vous êtes, je suppose qu’il est inutile de vous ramener à la raison.
— En effet.
— Le temps ensemble nous est compté, alors.
— Cela vous attriste ?
Il ébaucha un rictus et alla s’installer à l’entrée. Furieuse de sa réaction, j’ôtai ma couverture et me dirigeai vers lui, sans comprendre la raison de mon état. Malcolm était cynique et dévoilait rarement ses sentiments. Jamais il ne reconnaîtrait quoi que ce soit devant moi. Si j’acceptais cela sans broncher depuis le début, les choses avaient changées. Les mots de Link résonnaient dans mon esprit. La mort n’était pas la fin du chemin, mais elle me ferait obstacle très bientôt. Je ne voulais plus de faux-semblants.
— Ne faites pas cette tête, ricana-t-il. Si je vous disais que votre perte m’attristait, vous dépenseriez votre énergie à prouver que je mens.
— Je suis prête à vous croire cette fois.
— Le naturel revient toujours au galop, Élia.
— Vous pourriez, au moins une fois dans votre vie, arrêter de me prendre pour une enfant ! Dieu que vous êtes insupportable, Malcolm.
Un silence s’installa, parsemé de frustration, de colère… et de chagrin.
— D’accord, obtempéra-t-il. Votre départ m’attristerait énormément et… je vous demande pardon. Je me suis comporté comme un idiot.
— Idiot est un euphémisme. Vous êtes un sombre crétin, l’individu le plus exécrable que je connaisse !
— Si je n’étais pas autant attaché à vous, je vous retournerai le compliment.
— Si j’étais vous, je ferai attention cette nuit. Mon fiancé a disparu pendant un tour de garde juste avant notre première rencontre. Lorsque je me suis réveillée le lendemain matin, j’ai pesté contre lui car je pensais qu’il voulait me préserver. Mais les heures se sont écoulées et je ne l’ai jamais retrouvé.
Malcolm ne répondit rien mais plongea son regard noisette dans le mien.
— Ne vous avisez pas de disparaître, ajoutai-je. En vérité, ne vous avisez jamais de disparaître, Malcolm. Sans cela, mon fantôme vous hanterait jusqu’à la fin des temps.
— Vous m’insultez et me demandez ensuite de ne jamais disparaître ? Vous êtes pleine de contradictions, ma chère.
— Si je n’étais pas autant attaché à vous, je ne vous demanderais jamais une chose pareille. Mon attachement envers vous n’enlève rien à votre personnalité désagréable.
Ma voix se teinta d’une émotion étrange, que j’eus beaucoup de peine à dissimuler. Le visage de Malcolm se radoucit. Il s’approcha de moi et me tapota gentiment l’épaule.
— Je ne disparaîtrai pas, Élia. Je veillerai sur vous jusqu’à la toute fin et j’ose espérer que votre fantôme me hantera pour un long moment encore.
— J’aurais voulu que les choses se passent autrement.
Je n’avais cependant pas le choix si je voulais échapper au destin auquel la Juventus Babina m’avait condamné en me contaminant.
— Moi aussi, Élia.
Pour la première fois, il déposa un baiser sur mon front et me serra contre lui. Je laissais les larmes couler le long de mes joues. Son étreinte était différente des hommes que j’avais connu jusque-là. Gale, Ian, Laurent… Ils m’avaient tous apportés leur tendresse, mais aucun ne pourrait jamais comprendre et partager la peine que mes sacrifices avaient engendrés. Aucun ne comprendrait les remords qui me déchiraient, aucun n’imaginerait à quel poids la mort m’apporterait la délivrance qui me manquait tant.
Je ne voulais pas vivre éternellement. Je voulais offrir mon dernier sacrifice à la mort et partir en paix. Pour cela, seul Malcolm était en mesure de me comprendre.
— Jamais je ne vous abandonnerai, promit-il. Je resterai à vos côtés jusqu’à votre départ. Lorsque cela sera fait, je veillerai sur le petit. Je l’amènerai au Monde et le reconnaîtrai comme mon fils. Je lui transmettrai votre héritage, puis lorsque cela sera fait, je compte bien retrouver votre esprit dans le monde des morts.
— Je vous y attendrai de pieds ferme, souris-je.
Je compris alors à quel point il me manquerait, à quel point le destin avait été ironique en me privant de Gale. Il nous avait séparé pour me permettre de vivre une existence différente, de connaître d’autres hommes. Je ne pouvais plus nier cette part de ma vie : Malcolm y avait désormais sa place. Il ne serait pas le père naturel de mon fils, mais il prendrait la place de Gale. Lorsque la mort me l’amènerait ensuite, je compris alors que nos âmes resteraient liées coûte que coûte.
Au fond de moi, quelque part dans l’espace et le temps, je savais que Gale vivrait la même chose. Il aimera de nouveau, couchera avec d’autres femmes. Je garderai une place dans son cœur, mais son amour sera différent. Nos chemins resteraient séparés pour longtemps et si j’avais compris depuis longtemps où le mien se dirigeait, je réalisais seulement maintenant avec qui je souhaitais l’accomplir.
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