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tome 4, Chapitre 2 tome 4, Chapitre 2

Le lendemain, Florentin trouve un billet sur la table de la cuisine alors qu'il s'apprêtait à prendre son déjeuner de midi. Il apprend qu'il est attendu à quatorze heures dans le salon de musique par la jeune fille, elle a noté à côté un nom inconnu et il suppose qu'il s'agit de la partition à étudier. Le musicien quitte la pièce sous le regard des autres domestiques et il se rend dans le salon de musique désert pour subtiliser le feuillet qu'il étudie en mangeant. Il ne peut s'empêcher de marmonner doucement en lisant les notes tout en prenant garde à ne pas laisser la sauce maculer la feuille. Puis il remonte aussitôt le repas terminé. Il récupère son instrument et il se met au travail rapidement. Il sait qu'il ne lui reste que peu de temps pour s'imprégner du morceau à sa guise. La jeune fille le surprend ainsi et elle s'assied en silence sur une chaise, attendant qu'il termine. Lorsque Florentin croise son regard, elle lui sourit et il remarque que sa robe jaune clair lacée sur le devant d'un fin ruban de satin rouge cerise lui va à merveille. Ses yeux s'attardent sur le fin collier qui retient un pendentif en or qui représente une délicate rose et il détourne le regard en rosissant.

- Elle est très jolie, en effet mais tu ne dois pas laisser tes pensées se détourner de l'emploi pour lequel on te paie. songe-t'il en se raclant la gorge.

- Etes-vous prête  ?

- Je vous attendais. dit-elle avec un faible sourire.

Elle tapote nerveusement sur le rebord du clavecin et Florentin remarque le fin anneau orné d'un diamant qui scintille à son doigt, il se souvient qu'elle est fiancée, il y voit une raison supplémentaire de ne pas s'approcher d'elle. Avec lenteur pour se laisser le temps de reprendre ses esprits, il tend les cordes de son violon et les crins de son archet qu'il enduit de colophane avant de se placer derrière elle pour lire la partition, prêt à jouer. Il observe ses doigts, il la voit les lever légèrement et devinant qu'elle allait enfoncer les touches du clavecin, il commence à jouer oubliant où il se trouve, laissant la musique emplir son cœur. Peu à peu, il se détend malgré la miévrerie de l'air choisi.

- Finalement, ce morceau n'a pas été une torture à jouer, une perte de temps, c'est certain mais si cela lui fait plaisir... songe le jeune homme plein de dépit.

Ils jouent le morceau à plusieurs reprises jusqu'à accorder leur jeu et parvenir à un résultat plaisant.

- C'est assez pour aujourd'hui. Asseyez-vous, voulez-vous  ?

Florentin la regarde et il songe qu'elle va le renvoyer mais qu'elle a la délicatesse de le lui dire elle-même. Il s'assied dans le fauteuil lui faisant face et il attend.

- D'où venez-vous  ? Quel âge avez-vous  ? J'aimerais en savoir plus sur vous...

Comprenant qu'il ne va pas être congédié, le jeune musicien se détend même s'il ne sait comment réagir.

- Mademoiselle, je ne suis pas certain...

- Je crois que vous n'êtes pas celui que vous prétendez être. répond-elle d'une voix douce en rivant ses yeux aux siens.

Le musicien sent le regard inquisiteur de son interlocutrice le sonder et il se résigne, au fond, heureux de pouvoir être pleinement ce qu'il est.

- Je viens d'une ville en bord de mer à trois jours de cheval d'ici. Je suis orphelin, mes parents sont morts de maladie.

- Vous n'avez ni frères ni sœurs  ?

- Non...

- Depuis quand jouez-vous  ?

- Depuis mon enfance, mon père m'a fait donner des leçons de violon, il a su déceler et encourager mon talent et mon goût naturels pour la musique et pour cet instrument. Je ne saurais quoi vous apprendre de plus sur mon compte... Mes professeurs m'ont initié à la composition et j'y ai pris goût, je l'avoue. dit-il avant de fermer les paupières afin de retenir ses larmes.

- Que faisait votre père  ?

- Il vivait de ses rentes comme de nombreux bourgeois jusqu'à un revers de fortune puis la maladie a pris mes parents et je me suis retrouvé seul. Il n'y a rien à dire de plus sur moi, je crois.

- Il me semblait bien que vous n'étiez pas un talentueux vagabond errant de ville en ville. Nous venons du même monde.

- Mais je n'ai rien d'un bon parti, plus maintenant du moins.

La jeune fille sourit et lui donne son congé. Troublé, le violoniste ne répond rien et il quitte les lieux sans même saluer Victoire.

Le lendemain, après leur leçon, Florentin s'enhardit à parler musique à la jeune fille. Lorsqu'il voit ses yeux briller de passion à ses paroles, il comprend qu'il vient d'assurer sa place comme accompagnateur en matière de musique jusqu'au départ de la demoiselle de la maison de son père. A partir de ce jour, les deux jeunes gens se font servir un thé et ils discutent un long moment de leur passion commune après avoir joué en prenant soin de laisser la porte du salon de musique entrouverte pour éloigner les médisances et les tentations. Au fil des jours, Florentin tombe sous le charme de la jeune fille et il se plonge dans le travail pour écarter ses pensées intrusives qui pourraient le pousser à commettre des imprudences. Les deux jeunes gens ont convenu que la demoiselle ferait mettre quotidiennement un billet indiquant l'heure de leur rendez-vous et la partition à travailler sur la table de l'office évitant au musicien de l'attendre en vain de longues heures durant dans le salon de musique. Le jeune homme se rend ensuite dans la pièce pour travailler le morceau choisi qui ne lui inspire le plus souvent qu'une froide indifférence mais il convient que leur manque de difficulté lui permet de travailler rapidement pour se plonger dans ses propres partitions ou de s'attarder sur des points précis.

Pourtant, Florentin doit bien s'avouer qu'il s'ennuie dans cette existence monotone parce qu'il ne se sent pas le propre maître de sa destine. Il s'échappe autant que possible pour profiter du temps clément de ce mois de mai les jours où cette situation lui pèse plus que d'ordinaire. Un matin, après avoir compté son pécule patiemment accumulé, le musicien se permet l'achat de deux habits gris et marron foncés coupés à la dernière mode dans lesquels il se sent plus à l'aise. En rentrant, il croise la jeune fille qui l'observe un moment avant de le complimenter sur sa tenue. Gêné, Florentin la remercie et il se réfugie dans le salon de musique après avoir été chercher de quoi écrire dans sa chambre. Il examine un moment les partitions à sa disposition puis avec un soupir, il trace les premières notes d'une  fugue avant de laisser ses pensées se perdre au loin. Il imagine les danseurs virevolter sur sa musique et il sourit.

- Arrête, mon vieux  ! Si tu perds ton temps à rêvasser, tu ne feras jamais rien de bon. Travaille donc, tu pourras rêver à ta guise, le jour où tu seras riche et adulé de ton public. se souffle-t'il en se penchant sur son travail qu'il ne tarde pas à déchirer en attendant l'heure de son entrevue quotidienne avec Victoire. Après deux longues heures avec la demoiselle, il se réfugie dans la bibliothèque et il laisse ses doigts courir sur les volumes avec convoitise. Il jette un coup d'oeil sur la table où un roman tout juste paru attend d'être lu et il fronce les sourcils en tendant la main vers l'ouvrage.

- Je l'ai déjà lu, il me semble, du moins. se dit-il en parcourant rapidement les pages. Mais ce n'est pas possible, où l'aurais-je lu?

Incapable de se souvenir qu'il l'a feuilleté avec envie dans une librairie dans une autre vie, il laisse le sentiment de malaise qui l'étreint le gagner malgré ses tentatives pour faire dériver le cours de ses pensées.

Les jours suivants à plusieurs reprises, Victoire entre sans bruit dans le salon de musique. Debout contre la porte, elle écoute le violoniste jouer qui ne remarque pas sa présence immédiatement. Lorsqu'il s'arrête et se retourne, elle rougit avant de s'excuser.

- Je suis désolée mais ce que vous jouiez est si joli que je n'ai pu résister à la tentation d'écouter plus à mon aise.

- J'espère que ce morceau vous a plu...

- Oui, c'est très joli quoi qu'un peu rapide sur la fin, je trouve. Mais vous vous améliorez de jour en jour.

- Peut-être bien.

Florentin joue plusieurs fois la fin à des vitesses différentes pour se faire une idée. Il convient qu'elle a raison et il la remercie.

- J'ai remarqué que vous travaillez beaucoup dans la journée et fort tard le soir... se hasarde-t'elle à dire un après-midi pluvieux.

- En effet, mais je dois jouer chaque jour pour m'améliorer.

- Voulez-vous que je vous fasse monter du thé  ? Je pensais en prendre un moi-même et j'aurais plaisir à vous écouter. Et à vous forcer à vous reposer un peu.

Florentin hésite mais il acquiesce et la jeune fille revient bientôt un petit plateau d'argent à la main. Ils parlent musique et composition tandis que le jeune homme met sa création au propre et le violoniste apprend que Victoire revient d'un pensionnat pour jeunes filles où elle a complété son éducation, elle n'y a pas pu travailler sa musique autant qu'elle l'aurait souhaité et elle déplore son niveau.

- J'admire votre assiduité et votre acharnement sur certains passages, j'en suis incapable.

Florentin sourit.

- Je ne suis pas payé pour travailler mes compositions, mademoiselle, si vous voulez que je vous aide en quelque façon, j'en serais ravi.

La jeune fille fait non de la tête en leur resservant du thé, les joues en feu et Florentin ne peut s'empêcher de remarquer que son cœur bat un peu plus vite.

Un matin que Florentin a veillé toute la nuit pour remettre au propre ses partitions, il entend le gazouillis des oiseaux et il regarde à sa fenêtre. Le jour s'est levé depuis peu et il admire le ciel coloré par le rose de l'aurore.

- Le mois de mai commence sous de bons auspices, l'été n'est guère loin et si je suis loin de faire fortune, j'ai bien avancé dans mon travail depuis mon arrivée dans cette maison. songe-t'il avant de se dire qu'il est encore bien loin de trouver la gloire et la fortune qu'il rêve d'atteindre un jour.

- Mais tu ne dois pas vivre seulement pour ton art mais aussi pour toi-même  ! se murmure-t'il avant de descendre à l'office. Tu as payé assez cher pour l'apprendre.

Comme il l'espérait, il trouve un billet de Victoire fixant l'heure de leur rendez-vous en fin d'après-midi. Puis il dévale les escaliers du perron pour se joindre aux passants de la rue. Heureux de cette parenthèse de liberté, le jeune homme flâne un moment avant de s'acheter de quoi contenter son estomac qui crie famine. Puis il fait des emplettes pour s'occuper, satisfait de pouvoir s'offrir quelques menus plaisirs avant de rejoindre les portes de la ville. Il se souvient de son entrée par cette même porte quelques mois plus tôt et il se demande pourquoi le destin l'a mené en ce lieu.

- C'est comme si ce lieu m'était familier mais ce n'est pas la première fois que cela m'arrive... se souvient-il.

Alors qu'il marche, le jeune homme se demande comment il pourrait retrouver sa position sociale autrement que par le mariage mais hormis continuer à économiser sou à sou, il ne voit pas comment accélérer les choses, il espère qu'à force de jouer pour les bourgeois de la ville, il finira par attirer l'attention de l'un d'eux.

- Encore faudrait-il qu'ils t'écoutent jouer durant leurs soirées ! marmonne-t'il en s'engageant sur un petit chemin. Tu as un emploi fixe mais si tu sacrifies quelques heures de sommeil et si tu t'organises correctement, tu pourrais peut-être trouver des contrats ponctuels.

Durant des jours, il retourne cette idée dans tous les sens sans parvenir à se décider. Un soir, il entend toquer doucement à la porte et il dit d'entrer sans s'inquiéter de l'identité de son visiteur nocturne lorsqu'il se souvient qu'il n'est qu'un domestique en cette demeure qui n'est pas la sienne.

- Vous n'êtes pas couché  ? Il est tard. interroge la jeune fille de la maison.

- Oh pardon, mademoiselle, je vous ai empêché de dormir  ?

- Non, j'ai juste entendu de la musique et j'ai voulu voir qui jouait. C'est de vous  ? C'est fort joli. En vérité, je ne parvenais pas à dormir et j'ai commencé à marcher dans les couloirs le temps que vienne le sommeil lorsque j'ai entendu que vous faisiez les cent pas. Je m'étais dit que peut-être nous pourrions joindre nos solitudes pour jouer un peu de musique le temps de trouver le sommeil. Mais je suis inconvenante, je n'aurais pas dû.

- Vous vous ennuyez seule avec votre père dans cette grande maison. affirme le musicien en souriant. J'étais fils unique, je vous comprends.Je me demandais si... Pensez-vous que votre père me permettrait d'aller jouer dans les bals champêtres ou d'autres soirées durant les beaux jours.

Victoire sourit.

- Mon père ne tolérera pas ce genre de choses. Vous pouvez jouer dans des soirées privées, vous pouvez faire ce que bon vous semble sur votre temps libre mais si on sait que vous jouez dans des bals paysans, notre réputation en pâtirait... Et la vôtre. Vous avez souvent l'air fatigué et je me disais que vous devriez vous montrer plus raisonnable.

Florentin rougit et il cherche un moment que répondre.

- Je sais, je dors peu et j'ai beaucoup de travail, la composition est un exercice long et difficile. Et j'aspire à un autre destin.

- Quel destin?

- Pas celui d'un professeur de musique. Ma place n'est pas ici. dit-il en haussant les épaules. Allez vous faire une tisane à la cuisine et regagnez votre chambre, si on vous trouve ici, je risque ma place. Tenez, prenez ces ébauches et vous me direz demain ce que vous en pensez. dit le jeune homme en tendant la main vers des partitions inachevées, inquiet que quelqu'un survienne.

Le cœur battant à tout rompre, il lui tend les feuillets dans l'espoir qu'elle quitte les lieux au plus vite même s'il aurait aimé prolonger leur entretien.

- A demain. dit Victoire en serrant la liasse sur son cœur.

- A demain, je vais tâcher de dormir, j'escompte me lever fort tôt demain matin.

- Je vais faire de même. Bonne nuit et merci. dit la jeune fille en quittant les lieux.

Resté seul, Florentin se demande si elle a entendu l'invitation qu'il vient de lui faire et il se déshabille, songeur.

- Vous étiez du même monde, autrefois mais tu ne peux pas penser à elle. Tu es son domestique, un chien soumis à ses ordres en exagérant car elle ne te considère pas ainsi. Mais tu ne dois rien espérer. se tance-t'il.

Le lendemain matin, gêné, il salue la jeune fille lors de leur rendez-vous de fin de matinée d'un ton faussement détaché. Il sent son regard s'attarder sur lui et le musicien remarque l'hésitation de Victoire.

- Quelque chose ne va pas? dit-il en accordant son instrument.

- J'ai noté que vous veillez souvent fort tard et que le salon de musique est parfois occupé de nuit.

- Si la musique gêne quelqu'un ou s'il s'agit des chandelles, sachez que les paie sur ma rétribution, je...

- Non, je m'inquiète pour votre santé. Vous semblez épuisé et vos yeux sont cernés mais ce ne sont pas mes affaires, je suis indélicate.

Le violoniste sourit avant que son regard ne se voile de tristesse.

- Pardon, ma mère me réprimandait ainsi autrefois. Bien, commençons, voulez-vous?

Elle acquiesce et bientôt, elle oublie l'incident.

Un jour, le notaire invite le musicien à venir leur jouer un air dans la soirée alors qu'il s'entraîne seul dans le salon de musique par une journée de printemps.

- J'en serais ravi. se force à répondre le musicien.

Nerveux, Florentin se fige en entrant dans le salon où l'assemblée est réunie. Son cœur s'affole et il sent le sang quitter son visage le temps qu'il reprenne ses esprits. Sur un signe du maître de maison, il commence à jouer une balade traditionnelle qu'il affectionne pour se redonner une contenance avant de se lancer dans des airs plus bourgeois. Lorsqu'il estime le supplice arrivé à son terme, il s'arrête et il quête l'approbation de son maître qui lui fait discrètement signe de se retirer. Après avoir salué, Florentin quitte la pièce dont il referme la porte à laquelle il s'adosse, le visage défait.

- Lui, ici? songe-t'il, humilié. Alors que je vaux guère mieux qu'un valet en cette maison.


Texte publié par Bleuenn ar moana, 30 janvier 2020 à 17h28
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