- Vous ne pouvez pas l'emporter ! Pas lui !
L'huissier se retourne vers le jeune homme qui lui fait face et il sourit dans l'espoir de l'apaiser.
- Monsieur, votre famille a des dettes, vos parents ne sont plus de ce monde et vous n'avez pas un sou vaillant. Dois-je vous rappeler que vous n'avez ni famille, ni amis à qui demander secours ?
- Je sais mais je ferai tout ce que vous voudrez ! Ne prenez pas mon violon.
- Avez-vous de quoi le racheter ? lui demande l'homme guère plus âgé qui le toise.
- Vous savez que non mais si vous me laissez du temps...
- Je n'en ai pas monsieur, j'ai un travail à accomplir. Si vous aviez pris en main les affaires de votre père lorsque ses finances ont commencé à péricliter, peut-être qu'alors la situation ne vous aurait pas mené à notre visite.
Le jeune garçon serre les poings, les larmes aux yeux et il se rend dans le jardin sans regarder autour de lui. Là, il peut se laisser aller à pleurer en songeant à ses parents disparus.
- Que vais-je devenir ? Mes livres, mes partitions, mon violon. Si je m'étais montré plus prévoyant, j'aurais pu tout mettre à l'abri mais il est trop tard, ils vont tout prendre et il ne me restera rien. Si j'avais mis le nez dans les livres de compte de mon père peut-être que j'aurais pris la mesure de notre situation et de ses mauvais choix depuis près d'une année. Mais il était épuisé et la maladie qui l'a emporté a été soudaine. Nous étions aisés sans être particulièrement riches, il est vrai.
Ces pensées tournent en boucle dans sa tête et il se rend dans sa chambre où il prend un sac qu'il remplit de quelques vêtements, il sait bien qu'on ne lui permettra pas d'emporter plus. Allongé sur son lit, il attend que vienne le moment où on l'expulsera de ces lieux tant chéris. Il se fait la promesse de travailler dur et de devenir suffisamment riche pour racheter la propriété de ses parents. Mais il avait escompté pouvoir disposer de son violon, son instrument de travail avec lequel il avait imaginé gagner sa vie. Durant des heures, il écoute le ballet des huissiers qui vident la maison pièce par pièce avec méthode. Il ferme les yeux pour ne pas les entendre mais le son lui parvient malgré l'oreiller qui étouffe son chagrin.
- Des actions qui perdent toute leur valeur et c'est la ruine. Si nous avions réduit notre train de vie mais ni moi ni ma mère n'y avons songé. Nous ne pensions qu'à la vie de mon père. J'étais l'homme de la maison, j'aurais dû faire le nécessaire...
Il entend toquer à la porte et d'une voix gênée, l'ouvrier le somme de quitter la pièce. Avec un sourire navré, le jeune homme reste un moment debout au centre de sa chambre puis il redescend rejoindre l'huissier qui lui confirme ce qu'il sait déjà : il ne lui reste rien en héritage et on lui fait grâce d'une partie des frais d'huissier qu'il ne pourra pas payer. Son sac où il a jeté quelques vêtements et de la menue monnaie est inspecté, humiliation qui lui fait monter les larmes aux yeux. Avec un dernier regard, le jeune homme de tout juste vingt-quatre ans quitte le lieu où il a grandi entouré de l'amour de ses parents. Il ne sait pas où aller aussi, il continue tout droit. Il n'a pas de famille mais il est certain que les amis de ses parents lui prêteront assistance. Malheureusement le soir venu, après avoir frappé aux portes de ces derniers, il comprend qu'il est seul au monde. Il passe la main dans ses longs cheveux avec lassitude puis il remet son chapeau, il veut fuir à tout prix la ville qui l'a vu grandir pour chercher fortune ailleurs.
Un jour que le diable est allé en visite sur Terre, il croise la route d'un violoniste qui joue sous la neige. Il l'écoute un moment avant de lui glisser quelques pièces. Une idée a germé dans son esprit et il ricane en retournant aux enfers. De retour chez lui, il choisit une petite ville au hasard sur une carte de l'Europe et il rend visite au luthier de cette petite bourgade du royaume de France à qui il tend un papier avec un croquis détaillé. Le vieil homme fronce les sourcils mais il accepte de réaliser l'instrument moyennant un bon prix. De longues heures durant, ses mains taillent amoureusement dans le bois et il peaufine chaque pièce avec soin. Le jour venu de récupérer l'instrument, le diable avoue son identité au luthier qu'il tue d'une crise cardiaque foudroyante.
- Il me fallait une âme pure pour maudire mon violon. Il sèmera le malheur entre toutes les mains qui le posséderont.
Avec un dernier regard, le maître des enfers décide de laisser l'instrument poursuivre sa route au hasard, chargé de son essence. Dans un premier temps, il se délecte de voir ses propriétaires successifs s'en séparer mais le sacrifice de l'âme pure d'un jeune homme et l'abnégation d'une jeune musicienne du futur ont perverti sa création qu'il a rendue inerte. Pourtant, il est bien décidé à ce qu'un an après la mort du luthier, l'instrument croise de nouveau la route de Florentin.
Dans la boutique où s'entassent les instruments de musique, un piano attire le regard du violoniste. Entré pour se réchauffer, il se laisse gagner par la magie des lieux. Cerné par les flûtes, violons et autres tambourins, il cherche l'instrument qui l'intéresse. Ses mains privées de violon depuis des mois fourmillent désagréablement mais il sait qu'il devra se contenter du plaisir des yeux. Pourtant, il se dirige vers les violons et pochettes posés sur une étagère que les lampes éclairent faisant ressortir l'éclat de leur vernis, les veines des bois et leurs teintes chaleureuses. Il tend la main lorsqu'un violon sombre l'attire irrésistiblement.
- Je n'ai jamais vu un tel instrument. songe le jeune homme en caressant ses courbes douces du doigt. Peut-on seulement en tirer un son digne de ce nom?
Il s'interroge sur le bois rouge sombre qui unit les deux moitiés du violon d'ébène tout en faisant jouer doucement les chevilles d'argent.
- Bonjour, cet instrument vous intéresse-t'il?
- Oui, je... bafouille le musicien qui sent sa gorge se nouer de voir ce rêve lui échapper.
Il sent le regard du vendeur l'examiner et il déglutit en songeant à sa pauvre mise.
- Entre nous, personne n'en veut, le son est étrange, étouffé, l'ébène est une essence fragile. Les cordes sont d'argent et d'origine d'après les experts qui l'ont examiné. Il semble n'avoir jamais été utilisé, il provient d'un luthier qui est mort en laissant cet instrument parmi d'autres. J'ai cru faire une affaire en l'acquérant mais entre nous ce n'est pas le cas.
Le jeune homme retourne l'instrument entre ses mains avant de faire tinter les cordes du bout des doigts.
- Je suis venu pour m'abriter du froid. avoue le visiteur. Je n'ai pas les moyens d'acquérir un tel instrument. J'ai travaillé dur depuis un an en dépensant très peu mais mon pécule n'y suffira pas. répond à regret le vagabond qui entrevoit malgré tout un espoir.
- Combien possédez-vous? insiste le vieil homme, intéressé par la perspective de se débarrasser de l'instrument.
Florentin fouille son sac et il pose les billets sur le comptoir. Il sait que ce n'est pas suffisant mais il espère pouvoir négocier.
- Si je vous verse un acompte et que je vous paie des traites mensuelles, pourriez-vous me le vendre? dit-il avec timidité.
Plus il caresse le vernis de l'instrument et en apprécie le poids sur son épaule, plus le jeune homme se sent envoûté par le violon.
- Je vous laisse réfléchir. dit l'homme en rejoignant la réserve.
Florentin passe la main dans ses cheveux châtain mi-longs et il hésite, la tentation est insupportable, il sent sa volonté céder au fil des minutes passées avec l'instrument en main. Il pose le lourd violon sur son épaule et il lui semble sentir le bois vibrer.
- Je rêve. murmure-t'il en prenant l'archet qu'il frotte rapidement à la colophane que le vieil homme lui a laissé.
Les premières notes qui s'échappent du violon confirment son impression.
- Nous sommes fait pour nous entendre. dit-il au violon, le cœur battant, conscient du choix qu'il s'apprête à faire qui engagera son avenir.
Son sac sur l'épaule, Florentin marche sur une route de terre, en pleine campagne. Depuis six mois, le jeune homme marche de ville en ville. Souvent, il trouve une carriole qui lui fait gagner du temps et au fond, il aime se promener ainsi seul sur les routes. D'autres fois, il marche à la belle étoile les yeux levés vers le ciel. Il dort dans des auberges bon marché lorsqu'il a assez d'argent pour cela et il lui arrive parfois de dormir à la belle étoile ou dans des églises. Au fond, cette vie ne lui déplaît pas même s'il aimerait vivre pleinement de sa musique et que la vie d'un musicien ambulant n'est guère compatible avec la stabilité nécessaire à la composition.
Son nouvel instrument bat dans son dos et il songe avec nostalgie au violon de prix qu'il a dû céder aux huissiers à contrecœur après des années de collaboration.
- Un violon d'ébène et d'argent est un instrument rare, le vendeur tenait à s'en débarrasser, cela est évident. Invendable, j'imagine mais si je parviens à en tirer quelque chose qui sait si je ne réaliserai pas mon rêve? Un compagnon de vie, de voyage pour construire un avenir meilleur. Je devrai travailler dur pour gagner la somme nécessaire à son achat.
Chaque jour, il marche de longues heures jusqu'à un nouveau village où il joue pour faire danser les paysans. Puis son argent en poche, il dort à bon marché dans une ferme de la bourgade avant de repartir à l'aube économisant chaque sou pour acquérir son violon au plus vite. Il espère rejoindre une ville modeste où il peut espérer de meilleurs gains et une concurrence raisonnable. Il se refrène pour ne pas jouer les morceaux qu'il aime et il se promet qu'un jour, il se livrera à sa fantaisie.
- Une fois que ce violon t'appartiendra. se jure-t'il les dents serrées.
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