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tome 3, Chapitre 14 tome 3, Chapitre 14

La musicienne reprend les concerts et les répétitions, le violon fait parfois des siennes mais Apollonia s'est rendu compte qu'une pression de la main sur le manche ou une légère caresse du bout du doigt suffit à le ramener à la normale dans la majorité des cas. Les sautes d'humeur de l'instrument commencent à l'inquiéter ; par moments, elle se demande si ce violon est bien un violon normal et s'il ne serait pas désaccordé. Mais la partie de sa conscience qui a cessé de tenter de trouver une explication aux phénomènes sait que le problème ne vient pas de là. Elle entretient une relation qui oscille entre l'amour et le dégoût pour cet instrument unique qu'elle sait avoir la chance inestimable de pouvoir utiliser. Chance qu'elle regrette amèrement mais elle ne veut pas ruiner sa carrière car elle sait que personne ne la croira, elle ne peut que faire briller l'instrument autant qu'elle le peut dans l'espoir qu'un grand musicien le remarque et demande à jouer dessus.

- Pourquoi m'a-t'on choisie ? Ce violon est exceptionnel mais je n'ai rien de particulier. s'interroge-t'elle en regardant par la fenêtre.

Elle oublie bientôt ces soucis car un concours à Hong-Kong se prépare et un participant s'étant désisté au dernier moment à cause d'une tendinite, sa candidature a été retenue et elle a dû téléphoner à l'administration du conservatoire pour faire réserver des billets d'avion au plus vite. Elle dort durant tout le trajet et elle court à la recherche d'un taxi qui l'emmène jusqu'à la salle où se déroule le concours après être passée déposer ses bagages et récupérer sa clé à l'hôtel pour se changer rapidement. Nerveuse, elle court jusqu'au taxi qui l'attend pour l'emmener à la salle du concours et elle regarde l'horloge du tableau de bord qui lui apprend qu'elle n'a pas à s'inquiéter d'être en retard. Elle court pour trouver le vestiaire où elle installe ses affaires en saluant les autres concurrents qui lui répondent d'un signe de tête et avec un sourire crispé.

- Tout le monde est stressé ! se dit-elle, l'estomac noué.

Son tour arrive et elle s'avance sur la scène, prête à jouer les premières notes du thème imposé, L'hymne à la joie qu'elle connaît bien même si elle sait qu'il est plus ardu de se démarquer sur un air simple que sur une musique plus compliquée avec des difficultés techniques. Elle sent l'archet glisser sur la corde mais elle tient plus fermement son archet avec un sourire et elle continue son morceau certaine d'avoir mis suffisamment de colophane pour que les crins de l'archet accrochent les cordes le temps nécessaire. Les doigts crispés sur son archet, la jeune femme est forcée d'appuyer plus que de raison sur les cordes pour tirer un son un peu grinçant du violon. Elle sourit pour se donner du courage et elle compte mentalement les mesures restantes, elle doit encore s'accrocher quelques minutes pour voir la fin de ce calvaire. Alors que la dernière mesure commence, les quatre chevilles se desserrent d'un tour et le chevalet tombe. Interloquée, Apollonia resserre les chevilles avec un sourire d'excuse et elle termine sa prestation, les larmes aux yeux. Au sortir de scène, la violoniste tente de se souvenir si elle a testé les chevilles avant son entrée mais sous l'effet du stress, elle est incapable de s'en souvenir. Elle sait qu'elle a tendu les cordes avec les chevilles ce qui est normal mais elle ne sait pas si elle a fait attention à leur tenue. De dépit, elle jette l'instrument avec force sur un canapé avant de s'effondrer en larmes et d’appeler Giuseppe pour lui faire part de sa déception. Les paroles rassurantes du pianiste finissent par l'apaiser, il a raison, ce n'est qu'un concours, il y en aura d'autres. Elle sort se promener dans la ville pour rejoindre son hôtel et reprendre ses esprits. Elle ne peut s'empêcher de sentir que la terreur commence à s'insinuer en elle mais elle sait que si elle rompt son contrat, elle passera pour une professionnelle peu fiable et elle prend le risque de briser sa carrière.

- Je peux faire du bon travail avec cet instrument mais il faut que je trouve ce qui lui conviennent. Ce timbre particulier... Mais ces soucis techniques récurrents m'inquiètent.

De retour à Paris, quelques jours plus tard, Apollonia s'avance sur scène lors d'un concert à l'opéra. Elle connaît le ballet par cœur et elle est fière de jouer pendant que des danseurs évoluent sur la musique de l'orchestre restreint pour une fois, les musiciens ne seront pas noyés dans la masse. En tant que violon soliste, elle sait qu'elle n'a pas droit à l'erreur tout comme ses collègues qui ont été triés sur le volet. Pour des raisons financières, l'orchestre a été réduit au strict minimum ce qui est une chance pour eux, ils pourront montrer tout leur talent. La jeune femme n'a pas pu obtenir du directeur artistique de jouer sur son instrument habituel et elle s'est rendue à ses arguments. Jouer sur cet instrument unique au monde est un honneur et le violon leur a été généreusement prêté par la propriétaire qui attend qu'on le montre tout comme le public espère l'entendre. Une boule d'angoisse au creux de l'estomac, la jeune femme a rendu les armes, sentant la cause perdue d'avance. Elle sait que les métiers artistiques ont perdu leur prestige d'antan et que les artistes sont considérés comme tous les employés, les caprices des divas d'autrefois ne sont plus à l'ordre du jour et si elle veut garder son emploi, Apollonia doit se plier aux desiderata de son employeur. Mal à l'aise, elle se rappelle du concert de charité auquel elle a participé quelques jours auparavant. Le chevalet est tombé sans raison et elle a dû s'interrompre le temps de le remettre en place, les joues empourprés par la honte. Alors qu'elle a vérifié plusieurs fois que tout était en place comme toujours et que les chevilles n'ont pas montré le moindre signe de faiblesse lorsqu'elle a tendu les cordes. Pourtant, la musicienne tient bon jusqu'au bout avant de saluer son public, soulagée de pouvoir quitter les lieux.

Dans la loge déserte, la musicienne s'effondre. Assise par terre, dos au mur, elle sent les larmes couler sur ses joues puis elle se reprend, ses collègues ne vont pas tarder à la rejoindre et elle ne veut pas les croiser. Elle rassemble rapidement ses affaires et elle quitte les lieux en se mêlant à la foule des spectateurs son étui à violon en partie caché par son manteau qu'elle a replié sur son bras. Elle hèle un taxi dès qu'elle pose le pied sur le trottoir et elle s'engouffre dans le premier à sa portée. Le véhicule électrique la ramène chez elle alors qu'elle se retient de pleurer, c'est avec soulagement qu'elle arrive au pied de son immeuble avec pour seule idée, se glisser dans les bras de son compagnon. Celui-ci peu habitué à de telles effusions se demande ce qui s'est passé mais il ne l'interroge pas, il attend que sa compagne commence son récit entrecoupé de sanglots.

- Si cet instrument ne te donne pas satisfaction, sépare-toi de lui. Tant pis pour les conséquences. Non, ta carrière ne sera pas brisée, tu laisseras juste passer une chance inestimable de voir ton talent reconnu mais à quoi bon si ça te rend malheureuse ?

- Je vais reprendre mon violon d'étude et je vais réfléchir à ce que je dois en faire.

Un peu calmée, Apollonia range l'instrument derrière le canapé pour ne pas le voir et elle s'installe devant le repas que son amoureux a réchauffé.

- Je voulais savoir si nous pouvions reparler de notre projet d'avoir des enfants. commence-t'il d'une voix douce.

- Je ne suis pas prête. lui répond la jeune femme et il sait que le débat est clos, il doit se montrer patient.

Quelques jours plus tard, le concert s'apprête à commencer dans quelques minutes et Apollonia sent l'angoisse l'étreindre. Dans sa robe vert pomme à paillettes, la musicienne laisse ses émotions l'emplir dans l'espoir les voir s'évanouir. Mais il n'en est rien et lorsqu'une de ses collègues la pousse du coude pour lui signifier qu'il est temps d'y aller, elle soupire lentement dans l'espoir de se calmer. Les mains moites, elle s'essuie sur sa robe qui n'absorbe pas la sueur de ses paumes et elle maudit les paillettes pour cela. Elle s'avance sur la scène. Son violon sur l'épaule, la jeune femme laisse l'instrument peser sur son épaule quelques secondes dans l'espoir que son contact l'apaise mais au contraire, il la révulse et elle serre le manche aussi fort qu'elle le peut pour se rassurer.

Lorsqu'elle commence à jouer, les notes familières la rassurent. Au bout de quelques minutes, elle oublie ses inquiétudes et elle se laisse bercer par la musique. Elle ne voit pas l'ombre massive s'élever au fond de la salle en ricanant sous cape, elle ne sent que le violon qui se met à pleurer comme sous l'effet de l'air le plus mélancolique qu'elle ait joué jusqu'ici. Mais elle ne remarque rien car ces sanglots musicaux s'accordent avec la musique et avec l'inquiétude qui ne la quitte pas. Elle ne voit que le public qui s'extasie de sa performance artistique et qui l'applaudit à tout rompre. Apollonia se réveille comme au sortir d'un rêve et elle voit l'ombre massive juste à côté d'elle. Elle sent le violon s'agiter sous ses mains et elle manque de le lâcher mais elle ferme les yeux en achevant son morceau mesure après mesure, note après note. Puis elle salue et elle s'empresse de sortir de scène, elle court jusqu'à sa loge où elle pose le violon sur une table avant de sortir prendre l'air. Elle sait que l'instrument ne craint pas grand chose et elle n'écoute que son envie de fuir les lieux. Devant l'entrée, l'air frais de l'extérieur lui fait du bien et elle s'assied dans l'herbe laissant la quiétude l'envahir peu à peu. sans se préoccuper de la rosée qui humidifie sa robe.

Quelques minutes plus tard, transie de froid, la jeune femme rejoint la loge et elle entend à travers la porte le violon pleurer, crier et sangloter tour à tour en un monologue qu'elle ne comprend pas. Elle entend un ricanement et elle ouvre la porte d'un geste sec. Mais tout est silencieux, elle voit seulement l'instrument sagement posé dans son étui. Avec un soupir d'agacement, elle range ses affaires et elle se dirige vers le métro qui la ramènera chez elle. Elle sent le violon lourd comme une pierre dans sa main et elle s'interroge sans oser émettre des hypothèses.

Le violon, triste, a reconnu son créateur dans la salle et il lui a demandé de lui ramener Florentin le seul qui a su prendre le temps de l'apprivoiser et qui n'a jamais eu peur de lui. Tout au plus, il s'est parfois agacé avec violence ou il a eu peur de lui mais il n'a jamais abandonné ses tentatives d'unir leurs talents. Dans un coin de la salle, le fantôme de Florentin observe la scène et il comprend le lien entre la silhouette cornue et son instrument. Il se demande si ce lien est récent mais depuis quatre siècles qu'il suit le violon à distance, il se remémore des petites choses. Il se fait la réflexion que le violon était certainement en sommeil et que quelque chose l'a réveillé mais il ne comprend pas quoi et il s'interroge. Il se demande si cela signifie quelque chose et si cette nouveauté pourrait changer quelque chose à sa longue errance.

Cette nuit-là, alors qu'Apollonia se lève pour boire, elle entend une voix murmurer « Quand ton âme se fendra, je lui donnerai une seconde chance, je ne peux faire plus ». La jeune femme croit avoir rêvé ; elle s'approche en silence mais tout est calme et elle se dit qu'elle a rêvé une fois de plus comme cela arrive souvent. Elle songe en se dirigeant vers la chambre qu'il vaut mieux qu'elle n'en dise rien à son compagnon pour ne pas l'inquiéter et qu'elle devrait prendre rendez-vous chez le psychiatre, il pourra peut-être lui expliquer ce qui lui arrive même si au fond d'elle-même, elle est convaincue que la solution n'est pas là. Le lendemain, la musicienne s'éveille tôt et elle s'interroge sur son rêve de la nuit. Elle se demande si elle doit prendre rendez-vous chez le médecin, elle songe qu'un psychiatre serait approprié si le problème est mental mais qu'un médecin généraliste serait indiqué en cas de simple fatigue.

- Peu m'importe tant que je parviens à dormir. soupire la jeune musicienne.

xXxXx

Nerveux, le jeune homme joue un moment avec sa gourmette en argent dans l'espoir de chasser le stress qui l'envahit.

- Tout va bien ? demande sa collègue qui l'observe du coin de l’œil depuis quelques minutes.

Il lève les yeux sur elle sans savoir quoi répondre et il sourit dans l'espoir de la rassurer. Il songe avec nostalgie à la confiance de l'enfance, perdue au fil des années. Il revoit ses élèves jouer en toute confiance sans s'attarder sur l'opinion d'autrui, animés par le plaisir de la musique sans s'embarrasser de leurs performances.

- J'étais comme cela autrefois... Et aujourd'hui, je m’embarrasse de ce que veut le public et de combien je vais être payé. se murmure-t'il alors que les spectateurs cachés par le rideau applaudissent.

Il remarque une trace de brûlure sur sa tenue vert bouteille et il s'inquiète un moment pour les circuits imprimés pris entre les fibres du tissu.

- Quelle idée de vouloir cuisiner ! Même s'il est vrai que nous sommes en hiver et qu'il y a peu de choix dans les denrées disponibles ; comme nos ancêtres avaient de la chance de pouvoir acheter des repas déjà prêts ! Au moins, les personnes qui comme moi ne savent pas cuisiner y trouvaient leur compte même si la qualité n'était pas toujours au rendez-vous.

D'une main fébrile, il actionne le bouton caché dans sa manche et il soupire de soulagement, il peut régler la température du tissu à sa guise, il n'aura pas à faire réparer le vêtement qu'il a acheté quelques jours plus tôt. Il croise le regard d'Apollonia qui lui sourit et il répond au sourire de sa collègue. Il lève les yeux vers les vitraux de la cathédrale et il a une pensée pour les croyants qui sont venus y prier durant des siècles. Si la divinité en question existe, que penserait-elle de voir ce lieu de culte transformé en salle de concert ?

- Peut-être qu'elle n'en a cure, au fond ? La ferveur des artistes envers leur art est peut-être plus brûlante que celle des croyants qui ont arpenté ce lieu millénaire. Ceux qui se recueillent dans les rares lieux encore dédiés aux cultes compensent certainement ces âmes tièdes venues ici par obligation ou pour ne pas se voir mises au ban de la société dans des temps reculés.

- Que fais-tu ? chuchote Apollonia en le poussant du coude manquant de lui faire pousser un cri.

- Rien, je rêvais.

- On entre en scène dans quelques minutes, reprends-toi. Notre duo clôt la première partie du spectacle.

- Je sais. murmure le chanteur en rajustant sa tenue. Je pensais juste à ce dieu pour lequel des hommes ont bâti ce lieu durant deux siècles.

- J'avoue que lorsque je regarde cette cathédrale, je pense plus volontiers à cet écrivain quelque peu oublié de nos jours qui a mis deux ans à écrire un roman dans ce décor et à l'incendie qui l'a frappée il y a un peu plus d'un siècle. Mais elle s'est relevée.

Le duo commence à jouer mais une crispation à l'épaule déstabilise son instrument qu'elle rattrape d'une pression de la main.

- Je l'ai échappé belle ! Heureusement que c'est mon instrument et non celui prêté par le conservatoire qui a failli tomber. Quoique...

Elle regarde son collègue qui a remarqué l'incident et elle soupire de soulagement lorsque les dernières notes marquent la fin de leur prestation.

Après leur morceau, ils se promènent un moment dans un bois proche de la cathédrale avant de chercher un restaurant pour clore la journée. Le restaurateur s'excuse auprès d'eux, il n'a que peu de choix en ce jour et il ne peut leur proposer que deux plats. Il leur explique que les professionnels doivent se rationner jusqu'à la fin du mois à cause de mauvaises récoltes.

- Ce n'était pas arrivé depuis quelques temps. dit le chanteur. Et il est vrai que les professionnels sont plus touchés que les particuliers que le gouvernement privilégie.

- Ce qui est tout à fait normal et nous sommes dédommagés comme il se doit. répond le jeune restaurateur en mettant le couvert. La nourriture est plus précieuse que l'argent de nos jours comme nous le répètent souvent nos dirigeants. Mais je le vois tous les jours, c'est bien vrai. Et nous avons bien vu les ravages de la production de masse des siècles passés, la qualité vaut mieux que la quantité, j'en sais quelque chose. Tenez, voici la carte du jour. répond le restaurateur en leur tendant de petites ardoises.

Cachée par la plaque de pierre, Apollonia s'interroge. Elle hésite à interroger son collègue mais elle se ravise, elle se voit mal lui demander s'il a senti une odeur de parchemin et de bougie qui brûle alors qu'ils jouaient.

- Tu as rêvé et d'où ces odeurs pourraient-elles provenir ? Ce n'est que le stress qui t'a fait imaginer ces choses.


Texte publié par Bleuenn ar moana, 31 mai 2019 à 14h07
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