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tome 3, Chapitre 8 tome 3, Chapitre 8

Après Londres, la troupe s'envole pour la dernière étape du voyage. Malgré leur fatigue, ils ont pris le temps de passer une soirée au pub après s'être régalés d'un fish and chips autour d'une choppe de bière dans un petit restaurant réputé. Dans la matinée, ils ont visité la tour de Londres au pas de course avant d'aller se promener dans le centre-ville s'arrêtant un moment devant la bourse, là où se décide l'avenir économique du monde et où les états se redistribuent les richesses pour assurer une relative égalité économique au niveau mondial. Puis, ils se sont hâtés de rejoindre le théâtre où ils ont donné leur dernier concert en milieu d'après-midi. Là, ils se sont longuement entraînés pour s'adapter au mieux à l'acoustique de la salle du début du siècle dernier mais à force d'essais, ils sont parvenus à se placer sur la scène et à choisir les morceaux qui conviennent le mieux au lieu grâce au secours de leurs ordinateurs portables et surtout à leurs logiciels qui analysent les données des microphones. Une fois le concert d'une heure terminé, la troupe dispoait encore de quelques heures avant son départ et ils sont allés jusqu'à Tower bridge pour se donner un but de promenade avant de rentrer en taxi à l'hôtel.

- Vous saviez qu'autrefois les femmes étaient moins payées que les hommes ? dit un chanteur qui feuillette un magazine sans le lire.

- Ce n'est pas une légende urbaine ? s'étonne un pianiste qui sirote du gin en rêvassant debout devant la fenêtre du petit salon de l'hôtel où ils se sont réfugiés.

- Il semblerait que non... Et nous sommes nombreux à avoir connu cette époque qui n'est pas si éloignée que cela. Tu es trop jeune pour te souvenir de cette période...

Le petit groupe éclate de rire face à l'incongruité de cette idée qui les dépasse.

- Comment avons-nous pu accepter cette situation ? Heureusement que ce n'est plus le cas aujourd'hui. conclut le chanteur en tendant à la ronde la coupelle de biscuits apéritifs.

A saint Saint-Pétersbourg, où un nouveau gouvernement vient tout juste d'être élu dans ce pays entré tardivement dans l'union fédérale européenne, reliant cette assemblée de nations à la fédération asiatique, ils s'installent dans leur hôtel après un court trajet en avion supersonique durant lequel ils ont joué aux cartes pour passer le temps. Ils sont sur place pour jouer de la musique avec des troupes de ballet russes durant quatre jours. Les artistes locaux parlent parfaitement anglais et ils ont pris le temps de s'interroger sur leurs métiers respectifs autour d'un repas typiquement russe. Puis ils ont assisté à leurs entraînements respectifs pour voir comment travaille chaque corps de métier, occasion plutôt rare. La troupe d'une dizaine de danseuses qui comporte cinq danseurs est bruyante et riante, ils passent bien du temps à se faire des blagues potaches mais leur bonne humeur est communicative et bientôt les français se prêtent au jeu avant d'aller visiter la ville en leur compagnie. La Neva leur plaît d'emblée par son calme ainsi que sa beauté et ils restent un long moment à contempler le fleuve à leur pied. Puis ils se rendent au musée de l’ermitage dont ils admirent plus le bâtiment qu'ils ne profitent des œuvres d'art. Les ors et les décors les émerveillent et ils imaginent la vie dans ce palais au temps du tsar. Lorsqu'ils repassent les grilles, ils tombent nez à nez avec un loup qui traverse la ville, ils suivent des yeux l'animal jusqu'à ce qu'il soit hors de vue puis ils retournent à l'hôtel pour répéter avant l'ultime représentation du soir. Le son grinçant de son instrument agace Apollonia mais elle est forcée de faire au mieux en gardant le sourire et lorsque le rideau tombe, le soulagement qui l'envahit est immense.

Enfin Apollonia voit la terre se rapprocher. De retour chez elle, la violoniste apprend que sa subvention lui est refusée. Giuseppe n'a rien voulu lui dire par téléphone ou par email pour ne pas lui gâcher le plaisir de la tournée. Ils s'appellent un long moment et tous deux savent que leur situation financière sera tendue dans les mois à venir mais ce n'est pas la première fois. De plus, la jeune femme pourrait solliciter d'autres subventions mais elle avoue ne pas en avoir le courage et le pianiste ne lui en tient pas rigueur, il comprend son désarroi et le fait qu'elle n'ai pas envie de passer des heures sur des dossiers qui ont toutes leurs chances d'être refusés. La jeune femme prépare ses bagages pour rejoindre son compagnon chez ses parents et elle tente d'oublier la nouvelle. Elle ne peut rien y faire dans l'immédiat aussi, elle compte bien profiter de sa semaine de vacances.

Lorsqu'elle retrouve Giuseppe, il l'attend dans le hall en lisant un livre en italien qu'il n'avait pas fini lors de leur dernier séjour. Elle a immédiatement reconnu sa longue robe d'un jaune fluorescent aux délicates arabesques vert foncé. Heureux de se retrouver, ils échangent les dernières nouvelles en se dirigeant vers le tramway avant de rejoindre la maison de famille du jeune homme où ses parents les attendent. C'est avec plaisir qu'Apollonia les retrouve et elle leur avoue ne pas avoir pris le temps d'étudier l'italien ce à quoi ils répondent que l'anglais étant devenu la langue mondiale que les enfants apprennent dés le début de leur scolarité et qu'il n'est pas rare que les gens conversent dans cette langue au quotidien. Ils craignent un peu le déclin des langues nationales mais pour l'instant, elle n'est qu'une langue additionnelle qui permet à tout un chacun de communiquer et les différentes études montrent même un regain dans l'apprentissage des langues régionales et des dialectes.

La semaine passe bien trop vite entre des visites et des restaurants ainsi que des promenades en pleine nature mais elle fait du bien à Apollonia qui avait besoin de repos. Les deux musiciens s'accordent un minimum de trois heures de musique par jour et ils jouent ensemble ce qui ne leur arrive guère durant l'année. Délaissé, le violon fait des siennes, il n'est pas rare qu'il refuse d'émettre des sons ou qu'il décide de jouer un vibrato de son propre chef. A plusieurs reprises, Apollonia ne le retrouve pas à la place où elle pensait l'avoir rangé en revenant de promenade. Elle met ces événements sur le compte de la fatigue qui rend sa main malhabile, de crins vieillissants et de colophane qui supporte mal le climat méditerranéen. Souvent, elle se dit qu'elle devrait prendre rendez-vous chez le psychiatre à leur retour mais elle repousse toujours ce moment et elle finit par décider de se reposer autant que possible avant la rentrée, il sera bien temps de prendre rendez-vous à ce moment-là si les choses ne vont pas mieux.

xXxXx

La réunion de rentrée signe le retour du travail habituel et Apollonia repense avec nostalgie à ce jour où deux ans et demie plus tôt, elle a rencontré Giuseppe alors que la troupe allait boire un verre après un concert. Elle sait que son compagnon devra préparer ses cours et qu'il va s'enfermer dans son bureau de longues heures durant mais elle sait également qu'elle aura le temps de jouer à loisirs sans qu'il la dérange. Elle songe qu'elle a eu la chance de rencontrer quelqu'un qui comprenne son besoin de travail quotidien pour assurer son équilibre intérieur et lui permettre de vivre de sa passion. Elle repense avec dégoût aux emplois de bureau qu'elle a exercé durant ses vacances estudiantines pour se faire de l'argent de poche et elle se dit une fois de plus que ce n'est pas pour elle et qu'elle ne pourrait pas faire autre chose sauf à ne pas avoir le choix.

Elle pense au robot ménager qu'ils ont actionné avant de partir et l'idée que l'appartement sera parfaitement nettoyé à leur retour la met de bonne humeur. D'autant plus que le supermarché d'à côté leur aura livré les courses de la semaine qu'elle a choisi sur internet. Elle se demande un moment si elle a bien laissé le sac isotherme dans la boîte aux lettres mais il lui semble que oui et elle se rassure. Il serait dommage de perdre cette nourriture si précieuse et elle se demande comment un siècle plus tôt, on pouvait manger des aliments enduits de pesticides, avec des additifs alimentaires dangereux et une composition douteuse. Elle trouve un vélo en libre service à la station du métropolitain et elle rentre chez elle en chantonnant et en souriant de voir les feuilles des arbres rougir sous les doigts de l'automne qui se rapproche chaque jour un peu plus.

Ce soir-là, les deux musiciens regardent de leur fenêtre le soleil se coucher sur la tour Eiffel, des étoiles plein les yeux.

- Quelle beauté ! murmure dans un souffle une voix derrière eux qu'ils n'entendent pas.

xXxXx

Nerveuse, la musicienne attend en coulisses que son tour vienne. Ce concert est le premier depuis longtemps devant un public averti, ce qui la change des amateurs qui n'ont pas les mêmes exigences en matière de musique. Elle a choisi un morceau difficile et elle s'est entraîné dur pour le maîtriser depuis son retour de tournée s'enfermant durant des heures dans l'appartement et elle a été étonnée en se rendant à la salle de concert de remarquer que les arbres avaient commencé à revêtir leur parure couleur d'automne.

- Nous sommes déjà en septembre ! s'est-elle dit en se demandant comment l'été a pu passer si vite.

Sur un signe de l'homme qui guide les participants, Apollonia s'avance sur la scène. Elle salue et elle place son instrument en position. Elle a chaud dans la salle fermée et les lumières l'aveuglent mais elle se contente de baisser les paupières. Elle se concentre sur les notes qu'elle a appris par cœur, oubliant le public et le lieu où elle se trouve.

- Deux minutes et sept secondes ! C'est le temps que tu as à tenir. songe la jeune femme en inspirant, prête à se lancer.

L'archet en place, elle le pose contre les cordes et elle commence à jouer. A sa grande stupeur, aucun son ne sort de l'instrument. Gênée, la musicienne recommence mais rien ne se passe. Elle regarde les juges, attendant leur verdict mais ils ne bougent pas. Durant d'interminables minutes, la jeune femme tente de jouer sans succès. Elle remarque les fauteuils de velours rouge où les spectateurs s'assoient en temps normal qui sont vides pour la plupart en ce jour de concours, les chaises pliantes et la petite table où les trois juges se sont installés. Le silence qui a envahi la pièce est seulement interrompu par le bruit des frottements de l'archet sur les cordes. Apollonia sent son corps se couvrir de sueur et un frisson la parcourt avant qu'elle ne se résigne à abandonner. Rouge de honte, elle salue et elle quitte la scène sans regarder les juges. Elle regrette de ne pas avoir pris de colophane et autres menus objets avec elle par pure coquetterie, parce que sa robe n'a pas de poche et qu'elle ne voulait pas s'encombrer d'une minaudière. Elle a enduit l'archet de colophane avant de passer sur scène mais elle n'a pas pensé à prendre le bloc de résine jaune avec elle, l'habitude l'ayant emplie de certitudes quant à la quantité et au nombre de passages nécessaires avant sa prestation.

Dans sa minuscule loge, Apollonia laisse éclater sa rage. Giuseppe s'avance avant de se raviser face à la colère de sa compagne.

- Tu te rends compte ? J'ai oublié la colophane ! Cette merveilleuse colophane synthétique qui permet de tirer le meilleur parti des crins ! Et je n'ai pas pensé à en mettre un bloc dans mon sac à main parce que je n'en ai pas pris.

- Mais je t'ai vue en mettre à plusieurs reprises avant d'entrer en scène ! s'étonne le jeune homme, stupéfait.

Interdit, il la regarde, conscient d'avoir fait une erreur. en la voyant pâlir

- Comment ?

Apollonia se questionne, elle est sûre maintenant qu'elle y réfléchit d'avoir enduit l'archet avant de quitter la loge.

- Tu en es sûr ? insiste-t'elle.

- Oui, j'en suis sûr et certain, je me serais étonné du contraire. Et je te l'aurais dit en accusant le stress, je suis pianiste mais pas totalement ignare en matière de violon.

D'un air de défi, Apollonia met le lourd instrument d'ébène sur son épaule et elle place l'archet contre les cordes qui vibrent et propagent le son dans la pièce.

- Je n'y comprends rien ! dit-elle, rouge de honte. On rentre, j'en ai marre.

Le jeune homme ne proteste pas et il ramasse rapidement les affaires avant de la suivre.

De retour à l'hôtel, elle prend une douche pour se délasser et elle s'enduit consciencieusement de lait corporel parfumé à la vanille. Un peu mieux, elle rejoint son compagnon dans le salon de la chambre et elle reste assise à l'opposé du petit canapé à réfléchir.

- Comment ai-je fait pour me tromper à ce point ? Ce n'est pourtant pas la première fois, je ne comprends pas.

Giuseppe se rapproche d'elle et la prend dans ses bras. La jeune femme se laisse bercer par son compagnon un long moment alors qu'il tente de la rassurer, il y aura d'autres occasions et ce n'est qu'un concours sans la moindre importance. L'ombre mince cachée derrière un rideau les observe un long moment et gênés, ils finissent par aller se coucher en silence, mal à l'aise de se sentir observés.


Texte publié par Bleuenn ar moana, 26 mars 2019 à 15h33
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