Avec délectation, le diable a suivi tout le parcours du violon après son vol. Il a ri aux éclats et a avalé d'un trait son verre de brandy lorsque les cordes se sont détachées de l'instrument pour se glisser sous le vêtement du voleur et s'introduire à la base de son cou le lui transperçant de part en part. Le malin n'avait pas imaginé que le violon était attaché à sa maîtresse au point de se défendre de la sorte pour ne pas s'en trouver séparé. Une fois réunis, le malin a vu la violoniste récupérer son instrument et remettre des cordes neuves avec un frisson de dégoût après un nettoyage minutieux. Elle les a jetées dans une poubelle qu'elle a rejoint directement dans la benne pour ne plus en entendre parler. Incapable de toucher le violon, elle l'a mis de côté quelques jours après un nouveau nettoyage approfondi avant de s'en servir à contrecœur car un concert se profile à l'horizon.
La femme s'est approchée du violon et a commencé à dire des prières. Intéressée, l'ombre s'est dirigée vers l'instrument pour voir la scène de plus près. La femme a versé des gouttes d'eau bénite sur le violon avec cérémonie en murmurant des paroles inintelligibles, l'instrument est resté un moment immobile puis il s'est mis à vibrer avec violence, faisant bouger le chevalet avec un bruit sec. Quelques secondes plus tard, le violon a repris son apparence habituelle et les personnes présentes dans la pièce se sont détendues. L'exorciste prend le violon avec circonspection et elle l'examine sous toutes les coutures.
- Je ne sais pas si ce sera suffisant. Je ne suis même pas certaine que mon intervention se soit révélée utile, je vous préviens, j'ai peut-être empiré les choses. Je ne sais pas bien à quoi nous avons affaire, ce violon est maudit mais il y a une autre force à l’œuvre. Mieux vaudrait vous en séparer si vous le pouvez ou l'enfermer dans une pièce.
- Nous verrons bien. répond Apollonia. Sinon, je peux toujours mettre le violon au grenier et dire qu'il n'est plus en ma possession, qu'il m'a été volé ou que je l'ai perdu. J'aurai des ennuis mais ce sera moins pire que de vivre de nouveau dans la peur.
L'ombre frissonne à cette idée mais elle retient le cri qui montait dans sa gorge. Elle regarde les deux femmes sortir de l'appartement et il s'approche du violon qu'il caresse du bout des doigts.
- Bonjour, compagnon, pourras-tu encore chanter pour moi ? murmure-t'elle dans un souffle.
Après le départ de l'exorciste, Apollonia s'est enfermée dans son bureau depuis plusieurs heures.
- Je ne crois pas à ces sornettes. Plus personne ni croit ni en des dieux quelconque d'ailleurs, la science et les faits, voilà, des choses tangibles. Alors, aller jusqu'à un exorcisme... se dit-elle horrifiée d'en être arrivée là pour un instrument de musique qui ne lui appartient même pas.
La pensée qu'un simple accident permettrait d'en finir avec les phénomènes ne la quitte pas mais elle sait qu'un tel instrument coûte une fortune même s'il pourrait être refabriqué sans certitude que le résultat soit satisfaisant. Mais elle et son compagnon passeraient leur vie à rembourser le conservatoire et elle ne veut pas l'entraîner dans cette histoire.
La jeune femme refuse de se trouver dans la même pièce que le violon, déjà que se trouver dans le même appartement la met mal à l'aise mais elle tente de ne pas y songer. Elle cherche parmi ses documents numériques l'information qui lui manque. Soulagée, elle relit le dossier de demande de subvention qui lui garantira peut-être une autonomie financière en cas de problème. Le budget prévisionnel de ses dépenses et recettes annuelles lui pose problème. Payée au cachet, elle est incapable d'évaluer son budget prévisionnel ; avec un soupir, elle fait le calcul de ses gains et dépenses de l'année passée qu'elle utilise pour remplir le document qu'elle envoie de manière dématérialisée via son ordinateur. L'ordinateur qui va recevoir son dossier le traitera instantanément de manière automatisée. Elle aura la réponse d'ici une heure après les vérifications d'usage et elle tente de ne pas y songer. Un thé à la main, la jeune femme caresse Saturne en se demandant ce que fait son compagnon qui devrait être rentré de ses cours depuis une heure. Fatiguée, elle s'assoupit dans le fauteuil et elle se réveille deux heures plus tard, en entendant la porte claquer. Le bus aérien que Giuseppe a pris pour rentrer a eu un accident avec un autre bus aérien et il a été parmi les derniers témoins à être évacué, il a fini le trajet à pied et il n'a pas pensé à la prévenir. La jeune femme s'empresse d'aller voir la réponse à son dossier qui est positive, elle pourra effectuer le voyage d'étude qu'elle compte entreprendre et pour lequel le financement lui manquait. Lorsqu'elle en informe son compagnon, il fait la grimace mais il la laisse faire, il ne verra pas le temps passer car il doit préparer ses cours pour le mois prochain, il reprend les cours d'un professeur qui a brutalement décidé de quitter son poste ; il aurait voulu refuser mais leurs finances précaires ne peuvent se passer de ce revenu inespéré. Il veut prendre de l'avance pour ne pas se trouver pris au dépourvu. La jeune femme avait espéré passer du temps avec lui mais elle doit partir pour un mini concert donné au conservatoire et à regrets, elle lui laisse un mot avant de partir.
Quelques jours plus tard, la jeune femme tente de remonter la trace du violon. Internet ne lui donne presque aucune information. Ce violon est connu pour être une création unique en son genre avec un son unique, il n'a pas son pareil dans le monde entier mais on ne sait rien de ses origines ni de son parcours depuis sa création comme était réapparu récemment. Elle tente de retrouver la trace du luthier qui a créé le violon mais la marque dans le fond du violon ne lui apprend rien. Elle ne trouve aucune trace d'un Luc Méphis ayant vécu en 1750. Lasse, elle appelle Saturne et elle joue un long moment avec lui à la balle avant de se décider à se passer un baume sur les épaules et les doigts qui lui font mal depuis plusieurs jours. Elle se reproche de ne pas l'avoir fait avant mais il est trop tard et elle se promet de faire plus attention à l'avenir.
- Tu vas être en retard !
La jeune femme trésaille et elle se retourne vers son compagnon qui lui tend une assiette de crudités accompagnée d'une omelette aux lardons et aux champignons de Paris.
- Et je suis sûr que tu n'as pas mangé.
- Non, tu as raison. dit-elle en prenant l'assiette avec un sourire.
Le jeune homme s'assied à côté d'elle et l'assiette sur les genoux, ils parlent un moment avant qu'il n'aide la jeune femme à rassembler ses affaires. Elle rejoint le conservatoire en métropolitain aérien qui par chance est à l'heure ; dans le véhicule, elle relit ses partitions, mimant les gestes par de petits mouvements pour se les remettre en tête. Par chance, elle connaît ces morceaux par cœur et elle sait que malgré le manque de travail de ces derniers jours, elle s'en tirera honorablement.
De retour de son concert, alors que le soir tombe, Apollonia jette le violon sur le canapé où elle s'affale en écoutant le pianiste jouer une berceuse sur laquelle il bute depuis plusieurs jours.
- Fatiguée ?
- Oui, j'ai fini à l'heure prévue mais j'ai cru que le concert ne finirait jamais. Et oui, il s'est bien passé et oui, j'ai mangé un sandwich en sortant. Un groupe d'enfant est venu me poser plein de questions, ils étaient bien renseignés sur le violon, en tous cas. Le temps que je leur réponde, il était tard.
- J'ai fait de la soupe avec les restes de légumes qui traînaient si ça te dit. Il y a du pain et du roquefort pour aller avec. Les enfants aiment poser des questions surtout que les adultes prennent le temps de leur répondre sinon à quoi bon se cultiver si ce n'est pas le transmettre aux générations futures ?
- Oui, mais des fois, il m'arrive de regretter l'époque où les enfants étaient traités avec moins de considération, quelle joie ce devait être de pouvoir répondre « Je n'ai pas le temps » sans que ce soit mal considéré. Tu as trouvé du roquefort ? Il y avait bien longtemps qu'on n'en vendait plus. Au moins, six mois que je n'en ai pas vu en rayon. Tu as mangé ?
- Oui, il est tard, je ne t'ai pas attendu. Ensuite, j'aurais bien poursuivi notre combat.
- D'accord mais je suis incapable de me lever.
Avec un sourire, l'italien se rend dans la cuisine d'où il revient bientôt avec un plateau de verre qui contient la soupe, le pain, le fromage et deux verres de vin de porto.
Un peu plus tard, les deux jeunes gens s'affrontent dans un combat acharné. Deux pandas s'avancent l'un vers l'autre et ils se métamorphosent bientôt en hybrides non identifiables qui s'affrontent en un combat à mort.
L'ombre qui a suivi la scène regarde les deux musiciens se mordre et se griffer par écran interposé. Avec consternation, elle se demande quels charmes ils trouvent à ce genre de loisirs. Mais elle s'approche et elle s'assied juste à côté du canapé cachée par l'accoudoir pour se sentir moins seule, comme si elle faisait partie de leur petit groupe. L'écran se brouille quelques instants, les deux jeunes gens poussent des cris d'indignation mais l'appareil se stabilise de nouveau. Les deux musiciens sentent leurs poils se hérisser et la chair de poule les envahit mais ils n'y prennent pas garde absorbés par leur combat.
- Je vais rentrer tard toute la semaine, tu sais que j'ai accepté de faire le tour des musées parisiens pour faire des enregistrements de son de violons pour les enregistrer.
- Dans quel but déjà ? marmonne Giuseppe en se resservant du café.
- Pour en avoir des échantillons de son au cas où il leur arrivait quelque chose.
- C'est vrai, j'avais oublié. Ils ont fait pareil avec des vieux pianos, il y a quelques années. C'est bien payé ?
- Plutôt, en plus, j'ai juste à jouer les notes de la gamme séparément sur de vieux instruments, le rêve de tout musicien, je pourrais bien jouer à ma guise le temps que les techniciens s'installent.
Durant les deux semaines suivantes, Apollonia passe ses journées enfermée dans les musées où après quelques heures de jeu pour maîtriser l'instrument et lui permettre de se livrer à elle, elle joue la gamme note à note, altération après altération plusieurs fois en plusieurs prises pour avoir des échantillons de chaque note. Ce travail fastidieux lui demande une grande concentration et elle ressent plus que jamais sa solitude dans son travail quotidien.
- Mais c'est un travail bien payé, tu ne peux pas y renoncer. Et tu seras fière d'entendre jouer de ces instruments par la suite même si ce sera dans ses publicités ou des morceaux d'artistes à la mode qui vont les reprendre.
Son corps proteste et la solitude lui pèse, elle ne voit que les techniciens derrière leur vitre qui attendent qu'elle joue note après note concentrée sur la partition.
- Dièse, bémol, mi. Pause. Continue, concentre-toi sur la partition, suit la musique note après note.
L'ombre se tient derrière elle sans bien comprendre ce qui se passe mais elle reste invisible dans un coin de la pièce la tête un peu penchée pour mieux voir. Elle observe les techniciens qui s'agitent derrière la paroi de verre renforcé, la mince silhouette s'approche et elle regarde ce qui se passe à l'intérieur durant de longues minutes et elle s'empêche de chantonner. Puis lasse, elle s'assied au pied de la violoniste pour écouter le son qui jaillit de l'instrument qui manque quelques notes avant de retrouver son timbre habituel. La jeune femme soupire, elle s'excuse mais les techniciens la rassurent, ils couperont les sons parasites au montage. Le cœur battant, Apollonia continue son travail fastidieux et elle pousse un soupir de soulagement lorsque la dernière note s'élève.
Apollonia s'apprête à partir en tournée qui passera par Vienne, Londres et Saint Saint-Pétersbourg avant de rentrer à Paris, l'agitation inquiète du chat qui reste caché sous une couverture sur un fauteuil la majeure partie du temps tandis que les valises s'entassent. Il connaît bien la voisine qui va s'occuper de lui et il a l'habitude de ces préparatifs, elle sait que ce n'est pas la cause du son attitude, il ne lui semble pas malade et elle espère que ce n'est rien. La musicienne entasse tout dans le coffre de son véhicule avant de rejoindre l'aéroport où elle prend son avion.
Entourée de ses collègues, le voyage jusqu'à Vienne se passe sans encombre, elle dort la majeure partie du trajet. Lorsqu'elle s'installe dans sa chambre d'hôtel, Apollonia décide de faire une sieste pour se reposer de la fatigue du voyage. Quelques heures plus tard, juste avant d'entrer sur scène, la jeune femme, son instrument à la main, craint qu'il ne lui fasse faux bond mais lorsqu'elle le place sur son épaule, elle se sent sereine, le violon semble vibrer à l'unisson des battements de son cœur. A la fin du concert, soulagée, elle le range dans sa housse avant de manger et d'aller dormir, épuisée.
Le lendemain matin, la jeune femme se promène dans la ville avec ses collègues. Le long du Danube, ils flânent en imaginant Mozart, Salieri, Schubert ou Liszt se promener dans la ville. Puis ils décident de faire le tour des théâtres et des opéras pour voir ce qui se joue en regrettant de ne pas avoir le temps de se rendre à une représentation.
- Nous sommes dans la capitale mondiale de la musique classique et nous ne pouvons même pas assister à un concert. se désole un chanteur.
Ils se dirigent vers la Vienne en regrettant de ne pas avoir de contacts sur place pour se faire introduire dans des salles de concert, ils conviennent qu'ils doivent parler à la direction du conservatoire pour avoir des contacts sur place à l'avenir.
- Regardez, il y a un café, on aura au moins eu cela.
Ils s'attablent et ils ont la joie de déguster un café viennois alors qu'un chœur d'enfant de l'école d'à côté donne un petit concert. Ils conviennent qu'ils ont eu de la chance et que cela reste mieux que rien du tout. Puis, ils décident de se rendre au parc Augarten qui est le plus ancien de la ville. Au cours de la promenade, ils chantonnent les airs qu'ils joueront le soir venu avant de chanter des chansons à la mode pour passer le temps.
Dans la salle, les musiciens se pressent face à l'objectif, tout sourire. Ils tentent de rester sérieux mais ils mettent quelques minutes à se calmer définitivement. Leurs instruments à la main, ils posent fièrement avant de se disperser. Ils terminent l'après-midi dans un café à discuter de la soirée à venir. Le soir venu, la jeune femme a revêtu une stricte robe noire en lamé argent et elle attend en coulisses le moment d'effectuer son entrée. Elle fredonne en attendant son entrée qui arrive enfin, nerveuse, elle se dirige vers sa place et elle se met en position. Lorsque la mesure commence, elle joue les notes qu'elle connaît par cœur pour les avoir faites et refaites durant de longues heures d'entraînement. Le morceau passe sans qu'elle s'en rende compte, sous l'effet du stress, elle a tout oublié et elle a joué sans respirer. Soulagée, elle salue et elle quitte la scène. La musicienne revient quatre fois sur scène avec ses collègues pour quatre tableaux différents. A la fin du spectacle, ils se changent et ils se rendent dans un snack proche de la salle. La pression retombée, l'équipe se laisse aller à rire et à bavarder devant des pizzas. Lorsqu'ils rentrent à l'hôtel, ils tentent d'étouffer leurs rires dans les couloirs pour ne pas réveiller les autres clients de l'hôtel.
Fatiguée par sa soirée, Apollonia s'éveille tard le lendemain matin, elle va se promener dans les rues avant de rentrer. La journée se passe entre visites de la ville et répétitions rapides. Un petit concert privé a lieu le soir même et il est temps de plier bagage. En milieu de matinée, la petite troupe s'envole vers Londres pour des concerts privés et caritatifs durant trois jours. De nouveau, les musiciens se plient aux séances photo et aux interviews épuisantes, ils doivent trouver le temps de répéter et de se familiariser avec la salle avant le spectacle du soir. Le stress commence à gagner la jeune musicienne qui dort mal et c'est fatiguée qu'elle assure ses engagements.
Ce soir-là, elle rêve d'un jeune homme pauvre jouant du violon dans la rue. Elle ouvre les yeux et elle réfléchit un instant sans parvenir à trouver ce qui a pu lui inspirer ce rêve. La jeune musicienne songe qu'il n'y a plus guère de pauvres à son époque, les gouvernements successifs ont fait leur possible pour réduire les inégalités afin de permettre à l'humanité de faire les efforts nécessaires pour réduire son impact sur l'environnement et préserver l'avenir.
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