- C'est un bel outil de travail, en effet mais vous savez que les violons modernes font aussi bien voire mieux que les vieux violons. Essayez donc celui-là.
Apollonia place le petit appareil électronique sur le chevalet, l'amplificateur est supposé modifier le son qui sort de l'instrument pour créer des effets sonores variés. Elle se concentre et elle se met à jouer un air simple qu'on apprend aux débutants. Un son électronique sort du violon et elle sursaute en l'entendant.
- Non, ça change trop le son de cet instrument qui est si particulier. Il est très bien comme il est.
La musicienne prend un archet qu'elle place sur les cordes et elle se laisse bercer par le son des crins en carbone. Le son lui plaît et même si elle aime les archets traditionnels, elle est forcée de reconnaître que les archets modernes ne demandent aucun entretien, les crins n'ont pas besoin d'être détendus après usage et ils sont presque inusables. Pourtant, le public attend d'elle qu'elle joue sur son instrument classique sans les outils modernes pour conserver le charme désuet du violon.
La technicienne qui a la charge de prendre soin des instruments du conservatoire se rend au fond du laboratoire lorsqu'un trompettiste entre dans la pièce, son instrument sous le bras.
- Vous avez trouvé une antiquité ? demande-t'il en désignant le violon du menton.
- Oui mais je l'aime bien.
- Vous savez, les instruments modernes sont quand même plus pratiques. Il faut s'y connaître un peu pour pouvoir changer une pièce de temps en temps mais en contrepartie, il n'y a pas d'entretien régulier à prévoir, on y gagne au change.
- Je sais mais ils n'ont pas le charme des instruments anciens, ils se méritent contrairement aux instruments contemporains dont je ne dirais pas que presque tout le monde peut jouer ce qui serait faux mais qui me semblent moins capricieux, plus égaux dans le temps si je puis m'exprimer ainsi.
- Oui mais vous avez les fonctions classiques de l'instrument et tout ce que l'électronique peut apporter à la musique. Il en faut pour tous les goûts, ma foi.
Tandis que l'intrus parle avec la technicienne, la jeune femme examine un violon moderne qui attend d'être réparé. Elle caresse la matière artificielle brevetée qui imite le vernis du violon tant au niveau du toucher que du son et elle s'attarde sur le système qui remplace les éclisses bien plus performant pour régler le son du violon. Elle farfouille dans la boîte où se trouvent les amplificateurs et elle en teste quelques-uns avant de renoncer, le son de l'instrument est déjà particulier par nature, lui donner une touche celtique ou électronique ne lui apporte rien.
Elle salue ses collègues et elle quitte la pièce. Elle regarde sa montre et elle note qu'il est encore tôt, elle aura des chances de trouver des salles désertes pour s'entraîner. Elle jette un œil furtif dans la première salle libre et elle se glisse à l'intérieur. Dans la pièce insonorisée, Apollonia prépare son instrument et elle commence à jouer un air baroque tout simple pour réhabituer l'instrument à travailler. Elle règle les cordes à plusieurs reprises pour obtenir la tension qu'elle souhaite, puis elle passe l'archet en douceur sur les cordes pour les faire vibrer à peine et en éprouver la tension. Elle passe d'une corde à l'autre durant de longues minutes avant de se mettre à jouer un air simple de plus en plus rapidement. Au bout de quelques minutes, elle se sert de l'archet pour effectuer quelques effets et modifier son jeu sur l'air qu'elle connaît par cœur depuis l'enfance. Un bruit la fait se retourner et elle observe un long moment le fond de la pièce sans rien voir. Inquiète, elle se lève et elle va inspecter le placard du fond où quelques partitions oubliées sont empilées sur le petit meuble à tiroirs. Apollonia se met à genoux pour regarder sous le meuble avec la crainte d'y trouver une souris ou une grosse araignée mais à son grand soulagement, il n'en est rien. Elle est parfaitement seule dans la pièce et elle se demande si la fatigue ne lui joue pas des tours.
Rassurée par l'instrument qui répond à ses attentes, elle se remet à jouer l'air qu'elle travaille. Une heure plus tard, elle va trouver Giuseppe dans la salle où il travaille. Ensemble, ils rentrent en parlant de leur journée et c'est avec enthousiasme qu'elle lui assure que le violon répond à ses attentes malgré son étrangeté. Ce soir-là, la jeune femme passe de longues heures à faire des recherches sur internet pour retrouver la trace de l'instrument mais elle ne trouve rien ce qui l'intrigue au plus haut point.
Le lendemain, elle retourne au conservatoire pour jouer mais les salles insonorisées sans matériel sont occupées. Elle se rend dans l'une d'elle où un piano électronique trône sur le côté , elle sait que si un claviériste veut se servir de la pièce, elle devra lui céder la place mais pour le moment, elle n'a croisé aucun des ses collègues dans les couloirs et elle sait qu'elle pourra toujours négocier l'utilisation de la salle. Elle referme la porte et elle commence à jouer après avoir posé ses affaires sur un tabouret. De longues minutes s'écoulent et elle se concentre sur son jeu. Soudain, elle entend un son derrière elle et elle remarque que le piano électronique derrière elle est allumé. Elle l'éteint en se disant qu'elle a dû appuyer dessus par mégarde sans s'en rendre compte. Mais quelques minutes plus tard, le son se fait de nouveau entendre avec légèreté et la musicienne prend peur. Elle se demande ce que cet instrument peut bien avoir pour émettre des sons sans personne pour jouer dessus et elle décide de le débrancher pour être tranquille avant de quitter la pièce, apeurée et ayant perdu toute envie de jouer dans l'immédiat. Elle se rend dans une boulangerie pour acheter de quoi déjeuner et elle marche dans la rue un long moment avant de se rendre compte qu'elle porte l'instrument à la main et qu'elle n'a pas pris le temps de le ranger dans son étui qu'elle tient à deux doigts au risque de l'abîmer. Elle range soigneusement le violon et elle s'assied sur un banc pour se remettre de ses émotions. Elle se remémore la scène et il lui semble bien avoir vu les touches du clavier bouger comme si un musicien jouait dessus avec maladresse. L'ombre de Florentin la suit, triste et il s'en veut de ne pas avoir su résister à la tentation d'essayer cet instrument si différent des clavecins qu'il connaît. Depuis des années qu'il suit son instrument, il a bien compris comment allumer le piano électronique.
Apollonia lit un livre sur le vingtième siècle et elle est surprise de se rendre compte qu'on parlait de réduction du temps de travail. Elle sourit et elle se dit que la mécanisation a fait bien des progrès depuis lors. Désormais, les salariés ne sont plus tenus de passer la majeure partie de leur journée dans les transports ou au travail. Quelques heures par jour suffisent à assurer les tâches nécessaires à la société. Sauf pour les artistes. La violoniste songe que tout ceci ne concerne pas la production artistique même si les moyens technologiques à leur disposition aident à gagner du temps. Mais un écrivain, un peintre ou un musicien est toujours tenu de travailler de longues heures durant et au quotidien pour assurer sa subsistance. L'art ne peut se mécaniser et il demande du temps pour se développer et se maîtriser. Le gain de temps libre ne concerne pas ces professions et Apollonia regrette parfois de n'avoir pas choisi un emploi plus facile. Elle n'aurait pas à travailler de longues heures durant sans compter ses heures. D'autant plus que la musique est devenu un loisir de plus en plus accessible sur le plan financier au fil des siècles mais elle ne regrette pas son choix, elle aurait pu jouer pour son seul plaisir. Elle s’était imaginée professeur de musique ou institutrice un moment mais l'amour de la musique a pris le dessus et elle a choisi la voie difficile de faire de la musique son métier malgré les sacrifices. Pourtant, cet art est un cadeau merveilleux qui lui permet de s'évader de la réalité et de ressentir des émotions fortes qu'elle ne connaîtrait pas autrement. Malgré le travail demandé, elle estime que ce sacrifice en vaut la peine. Elle peut se sentir libre et surtout lorsque lors des concerts, elle voit la joie et l'émerveillement que sa musique apporte au public ou les yeux des enfants briller, elle sait que ses sacrifices ne sont pas vains. Lasse, la jeune femme repose son livre et elle regarde l'heure, Giuseppe ne va pas tarder à rentrer, elle se met à préparer le repas en l'attendant pour tromper sa faim.
Cette nuit-là, Apollonia frissonne sous un courant d'air froid qui la glace un bref instant mais elle ne se réveille pas, souriant dans son rêve. Une ombre sort de la chambre et elle s'approche de l'instrument dans son étui posé sur la table du salon. Immobile, elle reste près du violon un long moment comme perdue dans ses souvenirs et lorsqu'elle sent une ombre maléfique s'approcher, elle choisit de quitter les lieux malgré sa peine à l'idée de quitter son compagnon du passé. Le Diable, ombre noire sourit en voyant la haute silhouette s'éloigner comme fuyant son approche. Puis il s'approche du violon et il lui murmure :
- Combien de temps resteras-tu ainsi en sommeil ? Je t'ai crée pour me distraire et tu demeures sourd à mes désirs depuis des siècles. Tu as enfin la chance de reprendre du service et tu la laisses passer ? Tu me déçois tellement...
L'âme du violon vibre sous les reproches de son créateur même s'il sent confusément qu'il ne devrait pas avoir tant de pouvoir sur lui car son créateur véritable est le luthier qui l'a longuement créé de ses mains habiles et patientes. Il se souvient vaguement de ses caresses douces et tendres sur le bois qui devenait plus lisse ponçage après ponçage. Et au fond de son âme, il se souvient de Florentin qui l'a patiemment apprivoisé entre crises de colère et accès de tristesse. Et alors il sent sa présence si proche et son âme brisée vibre doucement d'émotion.
La jeune femme ouvre les yeux, il lui a semblé sentir un frôlement mais le sommeil refuse de la fuir et elle se dit qu'elle doit ressembler à un zombie revenant d'entre les morts. Quelques secondes passent et elle s'éveille suffisamment pour être en mesure de s'asseoir sur le lit. Elle observe autour d'elle mais elle ne décèle rien de particulier. Elle entend le souffle de son compagnon à ses côtés, paisible comme un enfant qui dort et elle se rassure.
- Tu as rêvé, une fois de plus, ce n'est rien.
Tout au fond d'elle-même, la musicienne s'inquiète. Elle se demande ce qui se passe, elle tente de se souvenir des derniers événements étranges qui se sont déroulés dernièrement mais sa mémoire ne retrouve rien.
- Me voilà amnésique ! Blague à part, je sais qu'il s'est passé des choses inhabituelles ces derniers temps mais je peine à me les remémorer. Sans doute parce qu'ils sont sans importance... Tu stresses, c'est tout. A cause de la tournée en Asie, la réponse ne tardera pas et tu sais déjà que ta candidature ne sera pas retenue. Et au fond, ça t'arrange bien, tu pourras travailler avec plus de liberté car la moitié de l'orchestre sera du voyage.
Elle se rallonge un peu rassurée et elle se blottit contre son compagnon qui grogne dans son sommeil avant de ramener la main de la musicienne sur son cœur. Elle sent le cœur de l'homme qu'elle aime battre sous ses doigts et elle laisse son rythme régulier l'apaiser lentement.
Quelques heures plus tard, elle entend un gémissement ténu aussitôt étouffé. Elle entrouvre un œil ensommeillé mais elle se rendort aussitôt.
- Tout est rouge autour de moi, j'ai mal, je regrette tellement mais il est trop tard. murmure faiblement une voix dans le noir qu'elle n'entend pas.
Le murmure ténu et à peine audible a retenu l'attention de Saturne qui passait la tête par la porte à cet instant précis. Immobile, il observe un point près du lit, hésitant ; puis son sang se glace et il fuit de toute la force de ses pattes vers le salon où il se blottit sous un manteau jeté négligemment sur le canapé, tremblant et gémissant de peur. Il reste là un long moment puis il se décide à tenter une incursion dans la chambre des ses maîtres pour ne pas rester seul. Il préfère encore croiser de nouveau cette présence insaisissable qu'il sent rôder dans l'appartement de manière régulière que de rester seul jusqu'à la fin de la nuit. Le félin ne perçoit plus rien alentour et il se glisse jusqu'à la chambre où il saute sur le lit pour se blottir entre ses maîtres, rassuré. Le chat noir a retenu l'attention de la présence invisible qui rôde et l'animal sent son regard peser sur lui. L'animal ne ressent nulle animosité mais de l'envie et de l'intérêt pour lui, il se rassure quelque peu, la présence quelle qu'elle soit ne représente pas un danger immédiat. Leurs regards se croisent dans l'obscurité de la chambre puis l'ombre bat en retraite, le cœur lourd.
Dans le salon, le violon posé sur la table attire son regard et l'ombre s'en approche en silence. Elle tend la main vers l'instrument de musique qui se met à chanter doucement. Ses cordes détendues murmurent à son approche et l'ombre sourit dans l'obscurité. Un long moment, elle reste près de l'instrument sans faire un geste. Les souvenirs du passé l'emplissent et des sentiments mêlés de joie, de tristesse, de regrets et d'espoirs déçus se mêlent dans cette âme tourmentée. Puis le violon qui s'était tu, se remet à jouer doucement, ses cordes tintent dans le silence de l'appartement endormi et il joue seulement pour la silhouette qui reste immobile à l'écouter durant de longues minutes.
- Merci... murmure l'ombre avant de quitter les lieux.
Au réveil, Apollonia tente de se rassembler les bribes éparses de son rêve de la nuit. Elle voit une silhouette qui l'observe et elle entend son instrument jouer doucement. Mais tout au fond de son cœur, elle sait qu'elle n'a pas rêvé, elle a vu l'ombre sortir de la chambre, réveillée par Saturne puis elle a entendu les cordes du violon tinter doucement durant un long moment qui lui a semblé interminable.
- Ce n'était qu'un cauchemar, rien de plus qu'une sorte de paralysie du sommeil. Les fantômes n'existent pas, tu es trop stressée par ton travail, ce n'est rien.
Comme une litanie, elle murmure ces mots un long moment jusqu'à se persuader qu'elle a rêvé. Elle regarde l'heure, il est encore tôt et elle se blottit contre son compagnon pour achever de se rassurer.
Au matin, la musicienne se dit qu'elle est peut-être surmenée et qu'elle a sans doute besoin de vacances. Mais elle ne peut pas se permettre de partir en cette saison, les concerts estivaux approchent et même si le soleil d'avril l'appelle. Il lui faut travailler si elle veut être en mesure d'assurer ses concerts à venir. Allongée dans son lit, fatiguée de sa nuit agitée, Apollonia regarde l'heure défiler sur son réveil. Elle sait qu'elle doit se lever mais la lassitude la gagne un peu plus à mesure que les minutes passent.
- Juste quelques minutes. se dit-elle.
- Tu n'es pas levée ? lui dit une voix joyeuse.
- Non, je n'y arrive pas. marmonne Apollonia, boudeuse.
- J'avais compris.
Giuseppe pose le plateau de petit déjeuner sur la table de nuit avant de s'asseoir à côté de sa compagne.
- Tu es malade ?
- Je suis un peu fatiguée. J'hésite à aller travailler aujourd'hui mais j'ai réservé une salle pour m'entraîner.
- Je les préviendrai en allant au conservatoire, ne t'inquiète pas pour ça. J'ai plusieurs cours aujourd'hui, je ne pourrai pas repasser mais si tu ne vas pas bien, tu m'appelles d'accord ? Tu as les yeux cernés, tu devrais te reposer un peu.
- Tu as raison. Heureusement que tu as tes cours, parfois, je me dis que si je tombais malade nous ne pourrions pas vivre.
- Ne pense pas à ça, nous n'avons jamais vraiment eu de problèmes financiers malgré nos longues heures de travail. Et c'est une chance que d'être payé à faire ce que l'on aime faire, une grande chance. murmure le jeune homme dans un murmure. Je dois y aller.
Giuseppe se penche pour embrasser la jeune femme, un peu inquiet mais son timide sourire le rassure, sa tristesse est passagère et elle ira rapidement mieux, il en est certain.
Seule dans l'appartement, Apollonia rentre dans la pièce insonorisée et elle se met à jouer les airs qui lui passent par la tête. Elle entend un bruit de pas derrière elle qui la fait se retourner. Mais elle est seule et elle se dit qu'elle a rêvé. Une ombre l'observe quelques secondes avant de s'asseoir en tailleur par terre. Les yeux levés vers elle, brillants comme ceux d'un enfant écoutant une histoire qu'on lui lit, la silhouette évanescente tente de se faire discrète pour mieux se laisser bercer par la musique. La musicienne se sent observée et elle se retourne, inspectant du regard la pièce sans voir personne. Par acquis de conscience, elle va ouvrir la porte mais personne ne se trouve derrière.
- Arrête de rêver, tu as du travail !
Puis, elle se remet à jouer non sans jeter de temps en temps des regards alentour. Invisible, l'objet de son attention s'est assis dans un coin de la pièce, recroquevillé, pour mieux écouter sa musique. Le violon gagne en force en sentant la présence familière à ses côtés, ombre qui le suit depuis des siècles. Il murmure sa joie de la sentir plus présente depuis quelques temps et sa musique se fait caressante. Apollonia concentrée sur une partition nouvelle qu'elle tente d'apprivoiser ne remarque pas les changements dans le son produit par l'instrument même si elle relève la tête à plusieurs reprises pour jeter un coup d’œil à la ronde.
Derrière elle, l'être détaille la jeune femme et il note l'épingle du lourd chignon qui va finir par céder. En effet, bientôt, une cascade de cheveux blonds dévale le dos de la musicienne qui s'arrête, surprise. Les yeux bleus d'Apollonia se lèvent vers le ciel et elle entreprend de se recoiffer en maugréant.
- Je ne vais jamais y arriver, je ne suis pas prête, j'ai tant de retard dans mon travail. J'en ai marre, j'arrête pour aujourd'hui !
La jeune femme se lève et elle range rapidement ses affaires. Sitôt la porte de l'appartement claquée, la silhouette s'approche du violon qui se met à murmurer doucement en faisant vibrer ses cordes.
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