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tome 1, Chapitre 22 tome 1, Chapitre 22

Dans une taverne bruyante où personne ne l'écoute, Florentin joue en échange d'une chambre pour la nuit et d'un repas chaud. Les heures passent, son bras s'épuise, son épaule lui fait mal, les muscles de son dos crient grâce et après quelques morceaux où il a fait corps avec son instrument et sa musique, il a dû se rendre à l'évidence, personne ne l'écoute. Mais il s'acharne contre les cordes usées pour faire bonne figure. Son archet dégarni peine à accrocher les cordes même avec l'aide de sa mauvaise colophane et son bras s'épuise à tenter de former des notes. Une fois ses morceaux terminés, il salue dans l'indifférence générale et il s'attable devant le repas que lui sert l'aubergiste. De sa bourse, il sort quelques pièces et il commande du vin et de la bière pour noyer son chagrin. Lorsqu'il monte, le ventre plein, il titube et il tente de masquer ses larmes. On le voit grimper les marches jusqu'à sa chambre d'un pas incertain et on se moque de lui dans la salle. Le cerveau embrumé, le violoniste entend les rires et il rougit, ce qui augmente l'hilarité générale. Confus, il marche d'un pas plus rapide pour rejoindre sa chambre. Seul, le violoniste étouffe ses larmes dans son oreiller avant de s'endormir à l'aube, épuisé.

Le lendemain, après un rapide déjeuner, Florentin fuit les lieux sans un sou vaillant. Il marche au hasard avec pour seule idée en tête de quitter cette petite ville maudite. Il ne supporte plus les moqueries et le manque de considération qu'il subit sans cesse. Il aspire plus que jamais à retrouver ses pairs qui apprécient plus facilement l'art à sa juste valeur même si ce n'est parfois que pour briller dans les salons. Mais sans fortune, il sait que les salons bourgeois n'ouvriront pas leurs portes pour lui. Alors qu'il longe un pré, un son charmant et mélodieux le tire de sa rêverie et il regarde autour de lui. Un berger joue de la flûte entouré de ses moutons qui semblent l'écouter en paissant, parfois l'un d'eux relève la tête et mâchonne en le regardant d'un air intéressé.

- Bonjour ! l'interpelle Florentin, heureux de trouver de la compagnie.

- Bonjour, l'ami !

- Je vous ai entendu jouer et je me suis arrêté pour écouter.

- Ah ma flûte ! Je l'ai ramené de chez moi lorsque je suis parti pour trouver du travail par ici.

- Tu viens d'où ? D'Italie ?

- On le reconnaît à l'accent, non ? Fabrizio ! Je suis berger pour quelques mois ici et après, après, on verra bien.

- Florentin ! Je suis musicien.... Musicien itinérant si on veut.

Il observe l'homme aux mains puissantes à qui il donne la quarantaine, son franc sourire révèle sa générosité et sa gentillesse.

- Mange avec moi ! J'ai du pain frais et du fromage français. J'aime vos fromages, vous savez ?

- Tu t'y connais en fromage ?

- Le fromage ? C'est toute ma vie. Mon père était fromager. J'aurais dû lui succéder mais je voulais voir du pays alors je suis parti, mon sac sur l'épaule. Mais c'est décidé, je rentre à la fin de l'été. Il se fait vieux et il compte sur moi pour lui succéder. C'est mon destin. Et ma foi, ce n'est pas si mal, j'épouserai sans dout'e une voisine et nous coulerons des jours heureux dans mon petit village de montagne.

Les deux hommes mangent et parlent un long moment de leur vie et de leurs projets. Florentin avoue que la célébrité l'ennuie et qu'il aime jouer pour les petites gens, il aurait aimé pouvoir vivre de son art tout en restant libre sans être à la merci des puissants. Mais il sent son cœur usé de sa longue errance et il songe à se résigner à une vie rangée et sans histoire.

- Joue pour moi !

Avec un sourire timide, Florentin s’exécute et alors qu'il fait pleurer son violon, les larmes aux yeux, il sent l'instrument bouger sous ses doigts. L'oreille qu'il gardait contre la caisse d'ébène perçoit un bruit de craquement infime mais bien réel. Inquiet, il s'arrête de jouer et il observe le violon sous toutes les coutures. Il lui semble que l'âme de l'instrument n'est plus tout à fait droite et il suppose que la tige de bois a fort bien pu bouger. Mais il a beau coller son œil contre l'ouïe, il ne parvient pas à s'en assurer.

Penché sur le destin de Florentin, le Diable sourit. L'âme qui s'est renforcée des malheurs du violoniste est dépassée par l'amour fou que le violoniste porte à son instrument qu'il aurait pu revendre à très bon prix pour acquérir un instrument plus classique et avoir un pécule pour tenter de démarrer une nouvelle vie. Mais il n'a jamais pu se résigner à s'en séparer et le violon semble s'être entiché de son propriétaire.

xXxXX

A la fin du mois d'août, Florentin plie bagage bien décidé à tenter de faire plier le destin. De retour dans sa ville natale, il se rend chez ses anciens amis dans l'espoir de renouer avec eux. Il retrouve facilement la demeure familiale de son ami Henri et sans se laisser le temps de réfléchir, il frappe à la porte.

- Bonjour, monsieur. Que puis-je pour vous ?

- Je suis un ami de votre jeune maître, de monsieur Henri.

- Je vais prévenir monsieur, entrez donc. Qui dois-je annoncer ?

- Florentin, Florentin Leroy.

Il sent le regard du domestique sur ses habits usés mais il feint de ne rien remarquer. Debout dans le vestibule, le musicien attend un long moment. Il se demande pourquoi il n'a pas fait cette démarche auparavant lorsque son ami arrive.

Il retrouve avec plaisir le jeune homme aux cheveux d'or bouclés en une masse vaporeuse et ses yeux bleu comme le ciel en été. Lorsqu'il sourit, sa fine moustache lui donne l'air plus jeune.

- Florentin ! Que me vaut l'honneur de ta visite ! Après, laisse-moi réfléchir... Quatre ans et demie ? tu as disparu et on ne t'a jamais retrouvé. Et regarde donc ta tenue, on dirait un vagabond.

- Parce que c'est ce que je suis. Vous m'avez tous tourné le dos alors j'ai quitté la ville...

- Oui, au vu de ta position, il était délicat de faire autrement. Ta réputation a pâti de toute cette agitation mais une fois que les choses se seraient tassées et que tout le monde en ville aurait oublié cette histoire, jamais nous ne t'aurions abandonné, tu le sais bien. Si tu nous avais demandé de l'aide. Comment pouvions-nous savoir ? Comment aurions-nous pu te retrouver ? Nous ne te connaissions pas de famille ni d'autres amis...

- Je comprends et je ne vous en veux pas. Je ne fais plus partie des vôtres de toutes manières, je ne suis qu'un vagabond sans un sou vaillant. Mais je suis libre et je vis de ma musique.

- En quoi puis-je t'aider ?

- En rien, je le crains. Je suis ravi de t'avoir revu. Au revoir et bonne chance. Salue tous nos amis et tes parents de ma part.

Sans laisser le temps à son ami de se ressaisir, le musicien quitte les lieux à toutes jambes.

Florentin se réfugie dans la chambre anonyme d'une auberge bon marché. Là, il fait ses bagages avec des gestes lents et il prend particulièrement soin de son violon qu'il nettoie un long moment avec des gestes tendres.

- Nous allons devoir nous quitter ; merci d'avoir été à mes côtés, mon fidèle compagnon. Nous avons vu du pays tous les deux et tu m'as donné tant de joie durant près de trois ans. Tu vois, aujourd'hui, nous sommes le premier septembre, l'automne arrive à grands pas, il arrive dans trois semaines et ensuite ce sera l'hiver. Puis une nouvelle année et mon anniversaire. Mes vingt-neuf ans, tu vois et ensuite les trente et ensuite... Et ensuite quoi ? Vivre comme un mendiant toute ma vie ? Sans famille ? Sans amis ? Sans un sou en poche ? Sans musique, je ne suis rien, tu comprends, mon ami de bois et de métal ? Oui, toi tu sais. Je pourrais te revendre mais je t'aime trop pour ça et où retrouverais-je jamais un tel instrument ? Et puis, tu es invendable, tu es comme moi, trop particulier, trop toi-même. Et ensuite, que ferais-je ? Je ne suis pas fait pour autre chose que pour la musique et même avec un instrument moins cher, je n'irai pas loin, les économies issues de ta vente ne dureraient guère.

Son violon sur les genoux, le violoniste l'examine longuement avant de jouer doucement, un chiffon passé sous les cordes en guise de sourdine. Sa main légère passe de corde en corde en tremblant, les larmes aux yeux, il tourne la tête pour ne pas humidifier les cordes qu'il vient de changer. Il songe à sa vie passée, à ses choix depuis ce jour d'hiver où il a acheté son violon et rêvé de gloire et d'argent. Quelles occasions a-t'il manquées ? Il repense à la belle Victoire, il regrette de ne pas avoir fui avec elle. Il n'a jamais rien eu à lui offrir, sauf un amour innocent et pur mais il n'aurait pas erré seul de ville en ville depuis tant d'années. Il pleure en silence à genou, son violon par terre près de lui. Les larmes lui brouillent la vue et il manque de vomir. Il ouvre la fenêtre et l'air froid emplit la pièce.

- Je hais ce violon ! Depuis le jour où je l'ai acheté, il n'a apporté que du malheur dans ma vie ! Je n'aurais pas acheté cet instrument, j'aurais continué ma route et sans nul doute, je serais devenu apprenti chez un luthier pour avoir un métier et pouvoir me fabriquer mes propres instruments hors de mes heures de travail. J'aurais repris la boutique de mon maître à son décès ou son fils m'aurait embauché. J'aurais trouvé une petite maison et une charmante épouse dans une petite ville. Le soir, j'aurais joué pour mes enfants et ma femme, voir leur joie dans leur regard aurait suffi à mon bonheur. Je n'aurais rêvé de gloire que dans mes songes et je n'aurais pas espéré toucher du doigt à l'espoir de vivre de ma seule passion. Victoire ! Pourquoi suis-je parti loin de toi ? Nous aurions pu être heureux, j'en suis sûr aujourd'hui. Je n'ai cessé de rêver à toi depuis ce jour funeste qui nous a séparé. Je suis désolé, j'ai toujours fait les mauvais choix !

Il jette l'instrument à terre avec fracas puis il le reprend et les larmes aux yeux, l'artiste joue un air mélancolique en effleurant à peine les cordes libérées de leur sourdine. Puis avec des gestes lents, il libère les cordes des chevilles, le chevalet tombe avec un bruit sec sur le plancher. Libérée de la tensio du chevalet, l'âme du violon se libère de la pression qu'elle supporte en continu. Le bois de l'arbre du diable respire librement pour la première fois depuis longtemps et lorsque le violon tombe à terre, la tige de bois soutient le choc.

Florentin prend la corde la plus épaisse qu'il examine entre ses doigts avant de se rabattre sur la corde la plus fine. Il enroule la mince tige de métal autour de ses doigts avant de se raviser et de prendre la première corde. Du tissu autour de ses doigts pour les protéger de la douleur à venir, le violoniste enroule les extrémités de la corde autour de ces derniers pour les maintenir avec fermeté puis, il la passe autour de son cou. Peu à peu, la corde entre dans la peau fine de son cou et elle s'imprègne de son sang qui se met à couler. Le jeune homme ne ressent pas la douleur, il est déjà passé dans une autre monde. Un mouvement brusque du violoniste dont les doigts glissent fait vibrer la corde en une note plaintive. Le jeune homme inspire pour ravaler le cri de douleur qui l'étreint. Il ne pensait pas que la douleur serait si intense ni que le sang mettrait autant de temps à couler à flots hors de son corps. Il tombe sans cesser de tirer sur la corde ; allongé sur le sol, apaisé, il ne sent plus la douleur. Affaibli, il murmure le nom de la seule femme qu'il a jamais aimé dans un souffle, le nom de la belle Victoire qu'il a perdue par manque de courage puis il tire de toutes ses forces d'un coup sec sur la corde.

- Je souffre mais je dois jouer envers et contre tout ; mes bras me font tellement mal, mes épaules sont si douloureuses mais je dois continuer ! Si je ne retrouve pas cette mélodie, elle me hantera et je ne parviendrais pas à trouver la paix.

Il avait écrit cette phrase dans son journal des années auparavant, il l'avait oubliée tout comme ses espoirs de jeune garçon de quinze ans dont l'avenir semble tout tracé. Elle lui revient en mémoire en ces derniers instants de vie.

Des coups de canons se font entendre et il se dit :

- Le prince est né. Je meurs et une vie apparaît sur terre, cela me semble équitable.

Au dernier moment, Florentin regrette que la corde ne se soit pas rompue. Il se dit qu'à vingt-huit ans et demi, il a encore le temps de voir son génie reconnu. Même s'il parcourt la France depuis trois ans et demi sans grand succès, cela n'est rien dans une carrière. Il tombe sur le divan derrière lui qui rougit de son sang et le jeune homme a le temps de voir quelques gouttes imprégner le bois usé du parquet de cette chambre anonyme qui sera sa dernière demeure, la douleur physique qu'il redoutait l'a apaisé et peu à peu, il sombre dans les brumes d'un autre monde ; les yeux noisette qui avaient rêvé d'une vie dédiée à la musique se figent avec une dernière pensée pour la musique des anges qu'il ne manquera pas d'entendre aux portes du paradis lorsque saint Pierre lui refusera l'entrée de son royaume. Il espère l'entendre avant de plonger dans le vacarme des enfers qui seront son ultime demeure. Le violon vibre au rythme de son cœur qui s'affaiblit peu à peu tandis que le tissu du meuble qui rougit souille l'instrument du sang de son propriétaire. Le violon posé à ses côtés sur le divan, un sourire aux lèvres, le violoniste semble en paix mais un rire hystérique emplit la pièce et rompt la trêve. Le Diable entre dans la pièce et il part d'un rire inextinguible en voyant la scène, il se penche un instant sur le corps inanimé puis ravi de sa farce, il erre dans la pièce en chantonnant un air infernal. Il sourit à la perspective de voir la fragile cheville de bois vibrer imprégnée d'une âme sacrifiée sur l'autel de son ignorance de la vraie nature de l'instrument qu'il a su faire vibrer à l'unisson de son âme de musicien trop passionné par son art pour vivre pleinement sa vie. Il tend la main pour reprendre l'instrument puis il se ravise, il est curieux de voir ce que le violon va devenir et il sent confusément que l'âme de l'instrument et du musicien ont fusionné et que cette alliance surnaturelle influera sur la destinée de violon. Curieux de voir ce qu'il adviendra d'un tel instrument, il quitte la pièce en chantonnant après un dernier regard à sa création. Il sourit à la pensée que suivre sa destinée l'a diverti, il espère continuer à se pencher dans les moments d'ennui sur les malheurs que l'objet maudit ne manquera pas de produire sur son passage maintenant qu'il est doté d'une âme vivante.

Le sang baigne le violon, il sèche sur le vernis et peu à peu il imprègne le bois du chevalet qui n'a pas tenu sous le choc de la chute et de la table à travers les ouïes de l'instrument. Le violon baigne dans le liquide vital du musicien qui l'a fait chanter. L'âme de bois du diable palpite de tristesse, elle sait que sa nature même a attiré le malheur sur son propriétaire qui avait une âme pure toute entière emplie de musique. Florentin voulait donner de la joie autour de lui et vivre de son unique passion, il a payé son échec de sa vie écrasé sous le poids de trop de souffrance sans un rayon d'espoir et sous l'influence de la solitude qui fait pleurer l'âme du violon. Les cordes vibrent en une triste berceuse pour accompagner l'âme de Florentin vers son ultime demeure, la déchirante plainte emplit la pièce, chant du phœnix d'un homme qui voulait vivre selon ses aspirations et ses idéaux.

De retour dans ses enfers, calé dans son fauteuil, un cigare à la bouche, le Diable fait le bilan de l'expérience. Un violon maudit, un musicien suicidé et un violon chargé de l'âme d'un suicidé. Il est curieux de voir l'impact de ce lourd héritage sur l'instrument. Il regrette presque de ne pas être intervenu pour sauver le musicien mais il sait par expérience combien les hommes sont des créatures fragiles et inconstantes, il aurait dû s'en douter. Au fond, il se sent un peu coupable mais il se dit qu'il a peut-être donné de l'espoir à Florentin et qu'il a prolongé sa vie en lui apportant un peu de joie. Il sait que le jeune homme sera excommunié et que même s'il est enterré comme il se doit, l'âme du musicien ne trouvera jamais le repos.

- Nous nous retrouverons, j'en suis sûr ! dit le Diable avant de se rendre dans ses ateliers, pensif.


Texte publié par Bleuenn ar moana, 24 décembre 2018 à 09h46
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