Le lendemain, il s'est levé tôt pour aller à la banque déposer son pécule avant de revenir manger de bon appétit dans l'office déserte. Puis il va chercher ses partitions et s'entraîner, il a rendez-vous à neuf heures pour sa première leçon. Il hésite un instant avant d'attacher avec un ruban de velours noir ses cheveux longs et il s’assure que sa tenue est en ordre dans le miroir du couloir, il veut faire bonne impression. Mis en confiance malgré ses vêtements élimés, il se rend d'un bon pas dans le salon de musique qui sert également de pièce de travail. La salle est vide et après avoir vérifié qu'il est seul, Florentin referme la porte pour avoir un peu d'intimité et il examine les partitions qui traînent un peu partout. Le clavecin est de bonne facture, observe sous toutes les coutures l'instrument dont joue la fille de la maison qu'il aura à accompagner. Le jeune homme rassemble les feuillets et il tente de se faire une idée du répertoire qu’il devra accompagner ; il identifie des chansons populaires, des chansons d'amour qui le font grimacer et des airs de musiciens reconnus. Il espère que la jeune fille a une préférence pour ces derniers car la perspective de l'accompagner sur les autres chansons ne l'inspire guère même s'il doit faire ce qu'on lui demande pour gagner sa vie et sa liberté d'action et de création. Peut-être qu'il pourra proposer ses mélodies et jouer ce qu'il aime en duo.
– Bonjour !
La voix douce le fait se retourner, une fille d'environ dix-huit ans se tient auprès de lui. Le violoniste se perd dans deux yeux verts en amande qu'un sourire éclaire avant de rougir de se voir ainsi surpris à fouiller parmi ses affaires. La jeune fille blonde aux longs cheveux ondulés rougit à son tour, notant son malaise et sa peau claire met sa gêne en lumière. Florentin examine sa robe à la dernière mode d'un vert amande décorée de dentelles blanches et la ceinture de satin vert foncé qui souligne sa taille. Il perd contenance, il cherche comment l’aborder et les secondes qui s’écoulent dans le silence de la pièce lui semblent durer une éternité. Elle lui sourit et le salue. Le musicien répond à son salut et il se sent soulagé. Elle embrasse son père venu la saluer avant de rejoindre son office en riant ; vive comme une elfe, elle sautille jusqu'au clavecin où elle s'installe après un rapide coup d’œil. Le musicien la laisse s'exercer quelques minutes avant de s'approcher d'elle, elle semble l’avoir oublié et il commence à trouver la situation insupportable.
- Puis-je vous accompagner ou vous être agréable d’une manière ou d’une autre, mademoiselle ? A moins que vous ne préfériez que je ne me retire ?
- Je m'appelle Victoire et vous êtes le musicien dont mon père m'a parlé. Je vous avais oublié, pardonnez-moi, je suis préoccupée et j’avais la tête ailleurs. Que jouez-vous ? demande-t’elle en relevant la tête vers lui.
- Un peu de tout, même si j'ai une préférence pour les œuvres classiques. Je maîtrise les chansons populaires et les airs à danser dans les bals champêtres. Les chansons d’amour que vous semblez affectionner ne m'attirent guère mais pour vous, je jouerais ce que vous voudrez. Mais si vous me dites quelles sont vos préférences, je pourrais m'exercer.
Le violoniste s’empourpre, il vient d’avouer qu’il a fouillé dans ses affaires mais elle ne relève pas sa bévue qu’elle ne semble pas avoir remarqué. Elle cherche un moment parmi les partitions avant de lui en tendre une.
- Connaissez-vous celle-ci ?
Le musicien avoue qu'il ne connaît pas l'air en question qu’il identifie comme une chanson d’amour sans intérêt. Un peu dépitée, la jeune fille lui propose de le lui jouer au clavecin puis de le laisser s'exercer un peu en lui assurant que l'air est facile et répétitif. Sans attendre sa réponse, Victoire exécute le morceau que le jeune homme suit sur la partition ; puis elle le regarde d'un air interrogateur. Avec un irrépressible soupir qu’il espère discret, le jeune homme se met au travail pour faire bonne figure, il tente de maîtriser rapidement le morceau mais il fait tomber son archet sous l'effet de la nervosité. Il se reprend et il joue lentement les mesures, les unes après les autres. Au bout d'une vingtaine de minutes, Florentin parvient à maîtrise le morceau et Victoire l'accompagne au piano. Midi sonne alors qu'ils arrivent à un résultat qui convient à la demoiselle. La jeune fille salue le musicien et le remercie avant de s'éclipser en courant sur la pointe des pieds. Florentin sourit en la regardant sortir, il s'est ridiculisé mais elle semble n'avoir pas remarqué son manque d’entrain et son profond désintérêt pour cette romance facile.
Il rejoint l'office pour déjeuner, un peu rassuré quant à son avenir dans cette maison, personne n'est venu l'informer que la demoiselle ne l'a pas trouvé à la hauteur de sa tâche et il espère garder sa place. Les domestiques l'interrogent en mangeant leur soupe de carotte aux fèves mais il ne peut que leur dire que la leçon s'est bien passée. Il lit dans sa chambre durant la majeure partie de l'après-midi, un peu inquiet de ne pas avoir été appelé par le maître de maison pour qu'il l'informe de son avenir professionnel. Lorsqu'il se couche, Florentin rêve à la prochaine leçon de musique avec Victoire, ils jouent ses créations musicales et elle l'applaudit.
Le lendemain midi, un billet destiné au violoniste est posé sur la table de la cuisine bien en vue, il est attendu à quatorze heures dans le salon de musique et elle lui recommande d'étudier une partition qu'il ne connaît pas. Florentin se glisse dans la pièce déserte comme un voleur pour prendre le feuillet avant de retourner l'étudier dans sa chambre, au calme et sans témoin. Il reprend les doigtés encore et encore jusqu'à se sentir en confiance. Il retrouve la jeune fille dans une délicieuse robe jaune clair avec un laçage sur le devant au moyen d’un fin ruban de satin rouge cerise. Elle se penche pour le saluer et le jeune homme voit tomber de l’encolure de son corsage un pendentif en or représentant une rose ; le regard attiré par la cible mouvante, il ne peut ignorer le décolleté de la jeune fille qu'il n'a qu'entraperçu. Lorsqu'elle l'interroge sur la partition qu'elle ne retrouve pas, il remarque l'anneau avec un diamant à son doigt, elle est fiancée et s'il s'est perdu dans ses rêveries durant la nuit, il le perçoit comme le signe qu’il se montre déraisonnable. Les joues en feu, Florentin lui avoue qu'il l'a empruntée pour l'étudier et qu’il l’a oubliée dans sa chambre, il court la chercher sous le regard interrogateur de la musicienne.
Après avoir travaillé la partition durant une heure, ils décident qu’ils ont assez travaillé pour la journée et ils discutent pour faire connaissance. Florentin voit les yeux de Victoire briller de passion lorsqu'ils parlent musique. Ils passent beaucoup de temps les semaines suivantes à échanger à propos de musique, de composition musicale et de leurs instruments respectifs. Peu à peu, Florentin tombe sous le charme. L'ambiance détendue signe le début d'une période de travail intensive pour le jeune homme. Tous les jours, Victoire lui laisse un billet sur la table de l'office avec l'heure de leur rendez-vous et le morceau qu'elle souhaite travailler ; le violoniste n'a pas d'autres obligations que de retrouver la partition et de la maîtriser un minimum. Bien que les airs ne l'intéressent guère, ils ne présentent pas de réelles difficultés et il s'en tire honorablement sans trop de travail. Son salaire lui est versé chaque semaine, le couvert est bon, il a le temps de travailler à ses compositions, il est dans le cadre qu'il a toujours rêvé de retrouver ; d’autant plus que ses employeurs sont aimables avec leurs domestiques. Le jeune homme profite de ses moments de liberté pour déambuler dans le quartier qui est plutôt huppé ; au bout d'un mois, il se rend chez un tailleur pour se faire faire des habits gris foncé sobres et chics qui lui donnent une mine plus distinguée. Honteux de ses vêtements usés, le musicien n'avait qu'une hâte, se vêtir décemment. Aussi, il a patiemment économisé sur ses gages pour pouvoir s'offrir deux costumes de drap bon marché qui font illusion. Plus à l'aise à son retour chez son employeur, il croise la jeune fille qui le complimente sur sa tenue avec un sourire admiratif. Gêné, il la remercie avant de rejoindre le salon de musique où il tente de se remettre à écrire sa prochaine pièce. D'ordinaire, il travaille dans sa petite chambre mais en manque d'inspiration, le musicien a pensé qu'il pourrait puiser des influences dans les partitions à sa disposition. Heureux d’avoir accès aux partitions qu'il n'a pas eu les moyens de s'offrir ces derniers mois, il passe beaucoup de temps à s’exercer dessus à l'insu de ses employeurs qui feignent de ne pas remarquer sa présence hors des heures de leçon. Le soir venu, il les monte à sa chambre et il les recopie soigneusement jusque tard dans la nuit après avoir travaillé sur ses propres compositions ; il se sent humilié à l'idée de voler ses employeurs de la sorte mais il ne peut laisser passer cette chance de pouvoir élargir son répertoire à peu de frais.
Plusieurs fois, la jeune musicienne est entrée dans le salon de musique pour l'écouter sans faire de bruit. Debout près de la porte, invisible présence, elle se laisse bercer par la mélodie jusqu'à ce que le jeune homme la remarque et s'arrête. Elle lui avoue qu’elle a trouvé qu’il a été trop rapide sur la fin et Florentin reprend son morceau sur son insistance. Elle a remarqué qu'il a tendance à travailler trop et il n'est pas rare qu'elle lui monte un plateau à l'heure du thé si elle sait qu'il n'a pas pris le temps de déjeuner. Florentin a violemment rougi la première fois, gêné de cette attention mais peu à peu, il a su gré à la jeune fille de sa gentillesse. Au fil du temps, elle reste de plus en plus souvent bavarder avec lui autour de quelques pâtisseries. Elle lui explique qu'elle revient du pensionnat et qu'elle n'a pas pu pratiquer la musique autant qu'elle l'aurait voulu, elle déplore son niveau actuel et elle admire son assiduité et son acharnement. Il lui répond qu'il est à sa disposition si elle souhaite travailler avec lui, il est payé pour cela. La jeune fille acquiesce, les joues rosies.
Un matin, le violoniste se perd dans la contemplation de la petite pièce claire avec ses rideaux bleu clair brodés d'argent et ses hautes fenêtres. Le tapis du même bleu brodé au fil d'argent est recouvert par une petite table en bois exotique et quatre chaises qui font face au clavecin. Le jeune musicien se sent bien dans cet endroit qui lui rappelle chez ses parents. Il soupire d'aise et il se fait la réflexion qu'il a de la chance, qu'il s'en est bien sorti. Il a tout ce qu'il peut désirer, il n'a plus à craindre la faim ou à dormir dehors et il peut travailler sans entraves hors de ses obligations qui sont plutôt légères. La tristesse lui serre le cœur et des larmes perlent à ses yeux, il sait qu'il ne doit pas songer au passé et à ce que sa vie aurait pu devenir mais il ne parvient pas à empêcher ses pensées de dériver par moment. Florentin rejoint sa chambre pour se changer avant d'aller déjeuner et il regarde autour de lui en s’interrogeant sur sa soudaine nostalgie. Il s’attarde sur le lit confortable et la petite table où il peut travailler comme il le souhaite sur laquelle une pile de livres de la bibliothèque n'attendent que d'être lus. Il secoue la tête en se demandant ce qui ne va pas chez lui, un repas chaud et nourrissant l'attend, que peut-il vouloir de plus ? Les jours suivants sont difficiles et il chasse les pensées douloureuses qui l'assaillent sans fin en se plongeant à corps perdu dans sa musique. La cuisinière a remarqué sa mine triste et elle fait souvent des biscuits pour clore le repas. Peu à peu, Florentin se sent mieux d'autant plus que Victoire le sollicite chaque jour pour de longues heures de jeu qui ne lui laissent pas le loisir de penser.
Florentin qui a veillé toute la nuit pour remettre au propre et corriger des partitions entend les oiseaux chanter dehors, le jour s'est levé depuis plus longtemps qu'il ne le pensait et il ouvre la fenêtre pour laisser l'air frais entrer dans sa chambre.
- Mais c'est vrai, nous sommes en mai, c'est presque l'été ! se murmure-t’il à lui-même en souriant.
Il s'accoude un long moment à la fenêtre, heureux de voir le soleil revenir. Il descend manger après une rapide toilette puis il va vérifier l'heure de sa rencontre quotidienne avec la jeune fille de la maison. Il est encore tôt et il a le temps d'ici la fin d'après-midi, la journée lui appartient.
Le violoniste décide d'aller se promener en ville et profiter de cette belle journée de liberté. Il flâne dans les rues et il fait de menues emplettes pour passer le temps. Assis sur la margelle d'une fontaine, observant des moineaux à ses pieds qui picorent autour de lui à la recherche de nourriture, il se souvient des oiseaux à qui il lançait des miettes lors des pique-niques organisés lorsqu'il vivait encore chez ses parents ; il se souvient des rires et des discussions qu'il partageait avec ses amis d'alors. Souvent la journée se prolongeait par un petit bal où il dansait au bras des jeunes filles de bonne famille du voisinage jusque tard dans la nuit, leur contant fleurette avec maladresse. Ses traits se crispent et il fait semblant de s'absorber dans les mouvements de l'onde pour permettre à son chapeau de masquer ses traits.
- Tu ne dois pas y penser. Ce n'est plus ta vie désormais. Ta vie, c'est la musique et rien d'autre.se murmure-t’il dans un souffle.
Les yeux fermés, Florentin déglutit difficilement avant de pousser un long soupir et de se lever pour rentrer ; son violon lui manque, il doit jouer pour oublier sa mélancolie. En chemin, le jeune homme se demande s'il pourrait retrouver le confort et la position sociale qu'il a toujours connues. Il se dit que s'il travaille très dur pour retrouver son niveau de jeu mis à mal par ses longues marches ne lui laissant pas le loisir de s'entraîner autant que nécessaire et qu'il compose suffisamment de pièces musicales, il peut espérer toucher un public bourgeois ou se faire des relations dans les fêtes où il pourrait se produire. La ville est petite mais riche, il devrait trouver son bonheur et s'extraire de sa condition si son employeur le lui permet. Lorsqu'il se présente pour sa séance, il a à peine eu le temps de se changer et de se recoiffer tant il était en retard. La jeune fille ne semble rien remarquer d'anormal et ils jouent des ballades médiévales pour changer de leur répertoire habituel. Florentin apprécie cette incursion dans un nouvel univers musical et il se laisser bientôt bercer par la musique qui le transporte à travers les époques.
Au fil des jours, les deux jeunes gens accordent leur jeu et ils se lancent dans des mélodies toujours plus difficiles. Le musicien apprécie de laisser derrière lui les morceaux trop simples à son goût et il espère que leur collaboration lui permettra de stabiliser sa situation financière pour un temps. Quelques jours plus tard, après avoir demandé l'autorisation à son maître, le jeune homme joue durant une soirée chez un bourgeois de la ville. Alors qu'il buvait dans une taverne, seul, il avait entendu l'intendant de la maison confier son embarras à un de ses amis à une table voisine, il cherchait des musiciens pour une fête que son maître projetait et il était fort en peine. Florentin, gêné, s'était présenté à lui et l'affaire avait été rapidement conclue. Il était prévu qu'il joue durant le repas, le répertoire des musiciens engagés étant surtout composé d'airs à danser qui ne convenaient pas à ce moment plus calme.
Le soir venu, fatigué de sa journée de travail où il a joué longuement pour Victoire qui peinait à exécuter le morceau qu’il avait choisi pour elle, Florentin s'est baigné longuement pour détendre ses muscles douloureux avant de se changer pour se rendre à la soirée. Intimidé, il toque à la porte à l'heure dite et un valet le fait entrer dans la grande demeure lambrissée d'un précieux bois clair qui contraste avec le parquet d'un bois sombre. Sans un mot, le domestique conduit l'artiste jusqu'à la grande salle où on l'attend. Personne ne remarque sa présence et l'homme en livrée couleur feuille morte lui tend une coupe de vin pour qu’il se désaltère. Reconnaissant, il l'accepte avant que l'homme ne chuchote à l'oreille du maître de céans que le musicien est arrivé. Intimidé, Florentin s'avance sur un signe du maître de maison qui le salue avec froideur mais politesse avant de le prier de jouer. Le violoniste s'empourpre, il avait espéré s'entretenir des souhaits de son employeur d’un soir un bref instant. Servile, il pose son verre encore plein sur une console, il époussette avec nervosité la manche de son costume noir tout entier brodé d’arabesques au fil d’argent, acheté spécialement pour l'occasion, avant de s’incliner et il apprête son instrument en réfléchissant à quelques morceaux qui conviendraient à la situation. Il a estimé que sa sélection ne conviendrait pas à l’assemblée réunie, même s’il serait bien en peine d’en expliquer la raison. Un rapide coup d’œil à la ronde le met mal à l’aise, la mise des convives est sans recherche et sa tenue jure dans l'assemblée. Les rires fusent et les conversations paraissent décontractées, les invités semblent se connaître pour la plupart ; il en déduit que des airs trop sophistiquées ne conviendront pas. Florentin soupire longuement et il commence à jouer une ballade romantique sur un thème mythologique bien connu. Les yeux se tournent vers lui et il sent les regards peser sur sa personne. La chaleur qui règne dans la pièce le met mal à l'aise et il perd toute concentration. Avec affolement, le musicien se rend compte qu'il a oublié la fin du morceau, il fouille sa mémoire à la recherche des notes qui lui échappent mais elles semblent s'être envolées loin de son esprit. Désemparé, le jeune homme improvise et il rejoue le thème principal sur un tempo différent pour gagner du temps. Mais les notes ne lui reviennent pas et il recommence durant de longues minutes le morceau encore et encore en variant les coups d'archet et la pression sur les cordes, la vitesse de jeu et la durée des notes. Il étouffe dans son costume, lorsqu'il estime ne pas pouvoir faire mieux, l'artiste s'avoue vaincu et il abdique.
Personne ne semble remarquer son trouble et il se reporte sur des morceaux plus simples qu'il connaît mieux jusqu'à la fin de la soirée. Une bourse bien garnie lui est remise par la maîtresse de maison lorsqu'elle lui signifie qu'il est temps de prendre congé. Soulagé, le violoniste s'empresse de regagner son logis pour s'écrouler sur son lit, épuisé. Le lendemain en début d'après-midi, il se rend à son rendez-vous quotidien avec Victoire encore fatigué de sa soirée de la veille. Comme dans un rêve, leur séance se passe sans qu'il s'en rende compte. Il sait qu'il doit de nouveau jouer chez les voisins ce soir et il espère qu'il n'aura pas à le faire trop souvent, il n'est pas certain de supporter le rythme qu'on veut lui imposer. Mais s'il espère s'élever au dessus de sa condition actuelle, il n'a pas le choix, il lui faut de l'argent et une bonne réputation.
Le jour suivant, le jeune homme se rend dans la maison voisine après une journée où Victoire a abrégé leurs séances de jeu, notant sa fatigue. Il l'a remerciée et il est remonté se coucher. Frais et dispos, il joue de nouveau parmi les convives qui se sont rassemblés autour des tables de jeu qui ont été placées au centre de la pièce. On l'ignore et Florentin se perd bientôt dans ses rêveries, ses doigts exécutant les morceaux qu'il connaît par cœur de leur propre chef. Mécanique, la musique perd en subtilité et en harmonie mais personne ne l'écoute et ne s'en rend compte. A minuit, un en-cas léger est servi et les convives se rassemblent autour du buffet sans lui accorder un regard. Florentin continue à jouer, son archet se fait malhabile dans sa main sous l'effet de la fatigue et ses épaules et son poignet sont douloureux. Un valet lui fait porter un petit plateau en lui chuchotant à l’oreille de se restaurer ; avec gratitude, le violoniste se sent mieux après un verre de vin et quelques fruits secs accompagnés d'une tartine de pain avec de la charcuterie. Il observe les gens autour de lui et il se sent invisible au milieu de ces bourgeois qui l'ignorent totalement, absorbés par leurs conversations. Pas un regard, pas un sourire, pas un mot d'encouragement à son égard. Le musicien prend conscience qu'il ne trouvera jamais sa place dans la petite ville mais il n'a nulle part où aller et il répugne à reprendre sa vie d'errance. Tant que Victoire aura besoin de ses services, le gîte, le couvert et une solde convenable lui sont assurés mais ses ambitions sont toutes autres. Il doit se montrer patient dans l'espoir de s'élever suffisamment socialement pour retrouver son train de vie d'autrefois et vivre pleinement son unique raison de vivre, la musique. Mais il vient de comprendre qu’il ne pourra pas profiter de ces soirées pour nouer des relations qui l’aideraient à vivre de son art sans craindre pour son futur proche.
Florentin s'éveille tard, il est rentré alors que le jour se levait et il descend déjeuner à l'office. Il est seul, les domestiques étant occupés ailleurs. Un petit-déjeuner dînatoire froid l'attend sur la table et il se prépare un thé savourant sa solitude. La maison est calme, il écoute mais le silence lui répond, il conclut que les domestiques sont occupés à l'extérieur. Il s'enquiert de l'heure de sa visite quotidienne à la jeune fille de la maison et le mot qu'il trouve par terre après un moment de recherche le rassure.
« Je sais que vous êtes certainement rentré tard, je vous attendrai dans la bibliothèque durant l'après-midi, venez m'y trouver à l'heure qui vous conviendra. Victoire »
Il ne termine de se préparer qu'à quatorze heures sonnantes et il grimace en voyant l'heure. Son violon à la main, il court dans le couloir avant de se rendre compte qu'il est ridicule, il ne gagnera que quelques minutes tout au plus. Intrigué de ne croiser personne, il regarde par les fenêtres et il finit par trouver les domestiques occupés au jardin. Il suppose qu'un jardinier vient de temps en temps et que les serviteurs ont décidé de profiter du beau temps pour désherber, il les entend rire aux éclats ce qui le fait sourire. Il se sent soulagé à l'idée que personne ne viendra informer le maître de maison de l'heure de son lever.
Le jeune homme ouvre la porte sans bruit avant de se dire qu'il aurait dû frapper avant d'entrer, il s'exécute pour rattraper son erreur et la jeune fille relève la tête.
- Pardonnez-moi du retard, je suis rentré tard... dit-il avec précipitation, les joues en feu et quelque peu essoufflé.
Il sent le regard de Victoire le sonder un instant ; enfin, elle se décide à lui répondre avec gentillesse.
- Ce n'est rien, j'étais allée chercher un verre d'eau quand je vous ai entendu rentrer cette nuit. J'ai cru à un voleur mais j'ai reconnu votre étui à violon. J'en ai déduit que vous vous lèveriez certainement tard.
- Merci. Les Mercier cherchaient un musicien et ont pensé à moi, je suis rentré bien plus tard que je ne l’avais escompté.
- La soirée s'est-elle bien passée ?
- Elle fut fort longue, je ne sais même pas s'ils m'ont écouté. dit-il avec un soupir tout en apprêtant son instrument. Je préfère ne pas me remémorer cette soirée. Que jouons-nous ?
- Ce qui vous plaira...
Embarrassé, l'artiste prend la première partition qui se trouve devant lui. Il grimace, il s'agit d'une ballade romantique mais se résigne et il commence à la jouer rapidement pour s'en imprégner, l'air est simple et répétitif, il devrait rapidement parvenir à un résultat satisfaisant. Les cordes grincent sous l'archet et il s'arrête de jouer sans comprendre. Avec un soupir, Florentin remonte dans sa chambre et il entreprend de nettoyer cordes et archet dans le salon de musique avant de les retendre et d'enduire les crins de colophane sous les yeux intrigués de Victoire. Le son se reproduit et le musicien commence à s'inquiéter pour son instrument. Il s'excuse et il l'observe sous toutes les coutures sans trouver la cause d'une telle déformation du son. Il bafouille :
- Je suis désolé, je ne comprends pas ce qu'il se passe, il refuse de jouer...
Son ton s’est fait plaintif sur la fin de la phrase et son cœur se serre à l’idée que son précieux compagnon l’abandonne.
- Vous jouez du clavecin ?
- Non, j'en suis désolé...
Victoire hausse les épaules en s'installant à son instrument après avoir pris une liasse de partitions.
- Nous aurions pu jouer à deux Chantez dans ce cas... dit-elle en plaçant une ballade bien connue sur le pupitre. Laissez-moi juste le temps de m'exercer un moment.
- Je ne suis pas sûr... commence le jeune homme mais elle ne l'écoute pas et il attend, résigné.
Après quelques minutes de jeu, Victoire chante plusieurs fois la chanson choisie ; puis, elle lui demande l’accompagner. Les dents serrées, le jeune homme lève les yeux au ciel avant de s'exécuter à contrecœur. Il n'ose pas lui avouer son profond désintérêt pour ses goûts musicaux et le fait qu'il n'a pas chanté en public depuis son enfance ; il lui arrivait lorsqu'il était un jeune enfant de chanter avec son père qui l'accompagnait au violon avant que l'instrument n’enflamme son cœur et prenne le pas sur le chant qu'il avait alors abandonné. Peu à peu, ses cordes vocales s'échauffent et il place sa voix avec moins de maladresse sur les notes avant de se prendre au jeu. Sa voix de baryton s'élève dans le salon, Florentin se sent ridicule ; il sait que s'il chante juste, sa tessiture est la plus commune parmi les hommes et qu'il n'a jamais travaillé sa voix. Il se dit qu'il chante comme chanterait un paysan pour accompagner les travaux des champs et que pour le musicien qu'il est, il est fort peu à propos de n'avoir jamais songé à travailler le chant. Mais il continue, résigné à se montrer ridicule pour mériter ses gages.
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