Un mois plus tard , les notaires chargés de la succession ont pris contact avec les héritiers qui ont décidé de tout vendre. Ils ne sont pas sur place et ils n'ont que faire de la boutique de leur oncle qui se montrait distant avec sa famille. La foule ne se presse pas dans la petite boutique pour acquérir les invendus et les notaires s'inquiètent un peu de voir le produit des ventes couvrir leurs honoraires. L'après-midi est bien avancé et les deux notaires associés parlent à voix basse, ils envisagent de brader les instruments pour terminer l'affaire au plus vite avec une faible plus-value. En effet, ils estiment qu'ils perdent leur temps et que des affaires plus lucratives les attendent. Ils ont embauché un journalier pour superviser la vente et les encaissements, le payer pour assurer la même fonction le lendemain serait une dépense inutile. Ils décident que tout doit partir dans la journée et ils s'empressent de modifier les étiquettes pour brader les instruments et le matériel restant. Dans cette petite ville, ils savent qu'ils trouveront peu d'acheteurs et il est dans leur intérêt de quitter les lieux au plus vite.
Le diable est entré tandis que les deux notaires discutent et il s'amuse de voir qu'ils ne l'ont pas remarqué, trop occupés à leurs calculs. Il hésite à voler un instrument de valeur pour leur apprendre à se montrer vigilant mais il renonce, il est venu pour une affaire d'importance. L'homme vêtu de noir a repéré ce qu'il cherche et s'approche de son violon d'ébène qui détonne parmi les créations du luthier. D'un coup de griffe, il grave sa marque et son nom dans le fond de l'instrument. Il prend le temps de l'examiner longuement, il ne l'avait pas vu depuis la disparition de l'ébéniste et il songe qu'il a bien fait de payer le prix fort pour obtenir de l'ébène et du bois du diable, venus de pays lointains. Le diable sourit , il imagine la sueur des esclaves qui ont indirectement participé à la naissance de cet instrument et il juge l'ouvrage digne de lui, il a une réputation à tenir et il ne voudrait pas si quelqu'un fait le lien qu'on le méjuge. L'homme de haute taille s'enfonce parmi la foule, satisfait. Il est impatient de voir quel acquéreur achètera son violon mais le jour commence à tirer à sa fin, il devra se montrer patient, le violon ne sera pas vendu aujourd'hui. Alors que le notaire commence à remballer les invendus et à dresser un bilan plutôt satisfaisant, un vendeur d'instruments de musique acquiert le violon dont personne ne veut tant il paraît invendable. L'homme en complet noir et chapeau haut de forme l'achète pour une bouchée de pain et il quitte la ville, son achat sous le bras.
Un an plus tard, le violon trône toujours dans sa boutique et il désespère de le vendre. Il regrette son acquisition, il avait espéré tirer un bon prix de cet instrument sans pareil mais il a fait un mauvais calcul. Debout devant le violon, il le regarde avec lassitude avant d'ajouter un zéro à l'étiquette sur laquelle le prix est noté, il vient de décupler la valeur de l'instrument. Qui sait si une bonne histoire justifiant ce prix exorbitant ne lui permettrait pas de s'en débarrasser en faisant un bénéfice non négligeable ? Assis à son bureau, il réfléchit à l'histoire qu'il pourrait raconter à de potentiels acquéreurs. L'idée d'une commande spéciale par un prince qui souhaite garder l'anonymat et que le décès prématuré du luthier n'a pas permis de concrétiser, faute d'avoir retrouvé la trace de l'acquéreur de cet instrument hors du commun lui semble satisfaisante. Il s'entraîne à la raconter, seul dans son bureau. Si l'histoire s'ébruite, avec un peu de chance, on s'arrachera l'instrument. Et si vraiment, il ne parvient pas le vendre dans les six mois, il pourra le brader sans remords ni regrets. Même si cette pièce unique ne mérite pas d'être vendue à vil prix, il l'a acheté dans l'espoir d'en tirer un bénéfice conséquent.
Un jeune homme frissonne sous l'effet du vent glacial et il marche vite pour se réchauffer. Perdu dans ses pensées, il réfléchit, il songe qu'il ne sait pas ce que sera son avenir, il n'a pas la moindre idée de l'endroit où il dormira ce soir et il a peur ; la boule au ventre, il craint de mourir de froid ou de faim avant la fin de l'hiver. Il a vendu tout ce qu'il pouvait et il n'a qu'un souhait, quitter cette ville au plus vite et fuir son passé et les souvenirs qu'il laisse entre ces murs. Son sac sur l'épaule, l'homme songe qu'il ne possède rien d'autre que son contenu et cette pensée le rend triste. Il chasse les souvenirs qui affluent et il avance plus vite sur les pavés glissants dans l'espoir d'oublier. L'homme relève la tête et il remarque la boutique ; il s'arrête devant et il décide d'entrer un instant, juste pour se réchauffer quelques minutes et pour rêver à un avenir meilleur, chasser les souvenirs d'une époque révolue. Intimidé, il a salué le vendeur et il a serré contre lui son manteau dans l'espoir de cacher sa tenue de traîne-misère. Il a bien noté que le vendeur dans son élégant costume a remarqué sa tenue mais celui-ci a détourné la tête faisant mine d'examiner ses livres de comptes. Le jeune homme retarde autour de lui, les yeux embués et ses yeux brillent devant les instruments de musique qui l'entourent de partout. Il pose les doigts sur un piano et instinctivement, il cherche l'objet de sa convoitise.
- Tu te fais souffrir pour rien, mon vieux. se murmure-t'il .
Dans le fond du magasin, les violons l'attendent, sagement alignés sur leurs étagères. Leur vernis brille sous l'éclat des lampes et il songe combien son instrument lui manque. Si on lui avait permis de le garder, il aurait pu tenter de gagner sa vie en jouant ou comme professeur mais tout a été vendu, les créanciers voraces ont tout emporté sur leur passage. Il regrette de ne plus pouvoir jouer et s'évader de la réalité, si seulement, il avait pu garder son bien le plus précieux... Si seulement les relations de sa famille ne leur avaient pas tourné le dos, il aurait pu trouver un emploi de professeur de musique sans difficultés, mais sans relation, il est difficile de trouver une place. Ses yeux se perdent malgré lui parmi les instruments et il le voit. Un violon tel qu'il n'en a jamais vu et qu'il ne peut s'empêcher de le toucher du bout du doigt. Le violon d'ébène l'hypnotise, il caresse la courbe des éclisses et il songe combien le bois rouge qui sépare les deux faces de l'instrument contraste avec le bois sombre utilisé. Les chevilles d'argent l'intriguent et il ne peut se retenir de prendre en main l'objet de sa convoitise pour l'examiner de plus près.
- Je peux vous renseigner ?
- Je regardais le violon. bafouille le jeune homme qui a reposé l'objet avec précaution.
- Vous pouvez l'essayer. Les cordes sont d'origine, elles sont recouvertes d'une fine couche d'argent, on dit que le son de ce violon est exceptionnel mais tout à fait entre nous, je n'y connais rien.
Le vieil homme s'éloigne et il rejoint la réserve ; ce jeune homme semble sans le sou mais visiblement, l'instrument lui plaît, il veut le laisser réfléchir un peu avant de tenter de négocier. Il serait soulagé de se voir débarrassé de cet instrument étrange dont personne ne veut. Le vendeur fait mine de ranger des articles en réserve mais en réalité, il tend l'oreille, il ne voudrait pas se faire voler un tel objet.
Enhardi de se retrouver de nouveau seul avec le violon, le jeune homme le prend en main et le poids de l'instrument le surprend à tel point qu'il manque de le faire tomber. Il se ressaisit et il le place sur son épaule ; le violon d'ébène semble vibrer dans sa main et un frisson parcourt le musicien. Il caresse l'instrument et il se saisit de l'archet après avoir tendu les cordes et les crins. Dès que les premières notes emplissent la boutique, le musicien sait qu'il est perdu ; pour la première fois de sa vie, il vient de tomber amoureux, follement et désespérément amoureux. Il joue un air simple, les yeux fermés, oubliant où il se trouve avant de se souvenir qu'il n'est pas seul. Il retrouve des sensations oubliées et sentir le vernis sous sa main lui a rappelé une époque révolue, il sait qu'il est temps pour lui d'acquérir un nouvel instrument, il ne peut pas vivre sans musique, sa vie n'a plus de saveur depuis la perte de son compagnon à cordes.
- Combien coûte-t'il ? s'empresse-t'il de demander plein d'espoir, au moment où ses yeux tombent sur l'étiquette. Je... je ne peux pas.
- Vous pouvez payer en plusieurs fois et je suis prêt à vous le faire à moitié prix s'il vous plaît tant ; je vois de la passion dans vos yeux et je sais ce que c'est.
- Je ne possède rien. dit le violoniste, le cœur et la gorge serrés.
Déçu, il sent les larmes emplir ses yeux mais il ravale sa tristesse, il ne peut pas se donner ainsi en spectacle. Il ne doit s'en prendre qu'à lui-même, il savait très bien que cet instrument n'était pas à portée de sa bourse et il voulait avant tout se réchauffer. Pourquoi donc a-t'il voulu se faire souffrir à regarder des instruments qu'il ne pourrait jamais s'offrir ?
- Je vous le prête durant une semaine. Allez dans la grande ville située à deux heures d'ici et jouez. Peut-être que vous pourrez me payer d'ici là.
La voix le tire de sa rêverie et le jeune homme se tourne vers son interlocuteur, sans comprendre.Le violoniste note l'empressement du vendeur et il fronce les sourcils, intrigué. Mais il ne peut pas laisser passer cette chance. Il songe que l'homme qui lui fait face doit avoir ce violon en dépôt depuis longtemps et que son poids supérieur à la normale associé à son timbre si particulier, un peu sourd, l'a empêché de le vendre jusqu'ici. Il regarde autour de lui et il note que l'échoppe est propre et simple. Toute en bois commun, elle n'a rien des boutiques cossues où il se rendait avec son père dans son enfance pour acheter ou faire réparer ses instruments. L'explication tient sans doute au fait que la boutique a un besoin urgent de fonds, il pourra peut-être négocier le prix de l'instrument, le moment venu.
- Pourquoi feriez-vous cela pour moi ?
- Vous êtes musicien, ce violon est spécial, il est lourd, il a un timbre particulier et je suppose qu'il ne correspond pas à tous les répertoires. Je l'ai en dépôt depuis plus d'un an et je désespère de m'en séparer. Les musiciens qui s'y sont intéressés m'ont tous dit qu'il était trop lourd pour pouvoir jouer convenablement dessus et que son timbre n'est pas adapté à toutes les musiques, il n'est pas aussi maniable et polyvalent qu'un violon normal. Et des réparations coûteront plus cher sur un instrument peu commun ; sans oublier que l'ébène est fragile. Pour toutes ces raisons, les personnes qui se sont montrées intéressées par son acquisition se sont tournées vers un instrument classique. Mais je vois votre regard, vous voulez ce violon. Et moi, j'aimerais m'en séparer.
L'homme sourit et le jeune homme hésite à croire que son jour de chance est arrivé, il ne veut pas se donner de faux espoirs.
- D'où vient-il ? interroge le musicien, plein d'espoir.
- Une commande spéciale qui n'a jamais été réclamée après le décès du luthier qui a créé l'instrument. On dit qu'il a dû coûter fort cher à fabriquer, on parle d'une fantaisie de riche qui a compris son erreur aussitôt l'instrument terminé et qui a profité du décès du facteur d'instrument pour le laisser sur place et sans doute ne pas payer la forte somme qu'il devait.
- Je vois.
Le musicien hésite longuement, l'instrument en main, il le soupèse avant de l'examiner sous toutes les coutures. Il lui semble en parfait état et même parfaitement neuf. Les crins de l'archet qui l'accompagne paraissent également n'avoir jamais servi. Il joue quelques minutes dessus avant de conclure que l'instrument ne présente pas de défaut apparent et qu'en effet, son timbre particulier et son poids expliquent les généreuses conditions du vendeur. Le musicien examine une nouvelle fois le violon, l'ébène est intacte, elle ne présente aucune fissure apparente.
Un peu inquiet, le jeune homme signe la reconnaissance de dettes stipulant que le violon lui est gracieusement prêté pour une semaine et qu'à terme, il pourra s'en porter acquéreur s'il le souhaite contre une traite mensuelle jusqu'à ce qu'il solde sa dette. En cas de dommage, il devra payer les réparations et si les dommages sont trop importants, il devra acquérir le violon. Et s'il lui vient à l'idée de voler le précieux violon, la justice se chargera de décider de la sentence adéquate. Lorsqu'il repose la plume, le violoniste déglutit péniblement, sa folie pourrait lui coûter fort cher s'il devait perdre ou abîmer l'instrument. Mais il voit surtout que c'est la chance de sa vie qui se présente à lui, sa bonne étoile l'a mené dans le magasin et la générosité du vendeur d'instrument lui semble le signe que le violon l'attendait et qu'il doit se battre pour l'obtenir et avoir confiance.
Le musicien entre dans l'église alors que les premières étoiles apparaissent dans le ciel. Affamé, il se blottit dans le confessionnal et il tente de dormir, le violon entre les bras, épuisé par sa vaine recherche d'un abri. Lorsqu'il se réveille, la lumière du matin embrase les fenêtres et le jeune homme y voit un signe. Le ventre vide, il se rend chez le boulanger acheter une miche de pain puis il reprend sa route vers la grande ville la plus proche où il espère avoir plus de chance.
Sur la place du marché, sous un timide soleil, le violoniste prépare son instrument et il se met à jouer des airs à la mode. Peu habitués aux musiciens qui exécutent autre chose que des airs traditionnels, les badauds se pressent et bientôt les pièces volent dans le chapeau du jeune homme qui salue après quelques airs. Il remercie et il ramasse son butin bien garni. Durant une semaine, il recommence dans les villages alentour et peu à peu, il commence à reprendre espoir. Sept jours se sont écoulés et le musicien marche vers la boutique où il paie comptant la première traite de son instrument et même un peu plus.
- Je vois qu'il vous a porté chance ? s'exclame le vendeur, surpris.
- Il faut croire. sourit le jeune homme. J'avais craint que ce violon deux fois plus lourd que d'habitude ne me fasse souffrir mais le poids est tout à fait supportable. Il est un peu dur à maintenir du menton mais son poids le stabilise sur l'épaule, ça se compense au final si on trouve la bonne position.
- Vous m'en voyez ravi. susurre l'homme, soulagé de se débarrasser de ce drôle d'instrument qui tombe souvent de son support et dont il lui semble parfois entendre les cordes vibrer doucement lorsqu'il est seul dans la boutique.
Le soir venu, exténué, le musicien tombe à la renverse dans le lit aux draps grossiers de l'auberge où il a trouvé refuge. Il y avait longtemps qu'il n'avait pas eu les moyens de dormir dans un abri sûr. Il chasse de sa mémoire les porches d'église et les ponts sous lesquels il a dormi ces derniers temps. Lorsque le valet lui monte son souper et un baquet d'eau chaude avec du savon, le jeune homme est au comble du bonheur. Il se déshabille et il se plonge avec délices dans le bain qu'il savoure jusqu'à ce que l'eau ait refroidi. Affamé, il s'habille pour dormir et il s'assied devant le plateau de crudités, de pain, de fromage et de fruits séchés. Il n'a pas mangé à sa faim ces derniers temps et il savoure cette calme soirée au chaud et à l'abri, le ventre plein. Bien qu'il ne soit guère croyant, se contentant de respecter les coutumes, Florentin s'est arrêté dans une petite église croisée sur le chemin de l'auberge pour glisser quelques pièces dans le tronc en remerciement de sa bonne fortune. Puis, il a joué devant l'église comme une action de grâce pour la chance revenue ; bercé par le son merveilleux de son violon, il s'est arrêté un instant pour laisser la musique l'emplir avant d'achever son morceau. Quelques badauds se sont massés au pied des marches pour l'écouter mais malgré leurs demandes pour qu'il joue encore, le musicien les a ignoré et a poursuivi son chemin. Il ne jouait pas pour son public mais en remerciement de sa bonne fortune, cette musique n'appartenait qu'à lui. Il sourit au souvenir de la scène et il y voit un signe que sa carrière de musicien va pouvoir démarrer sous les meilleurs auspices. Fils unique d'une famille de la bourgeoisie aisée, il se destinait à une carrière de musicien indépendant vivant grâce à la fortune familiale dont il aurait hérité. La générosité de ses parents et leur faible train de vie lui aurait permis de vivre à sa guise dans la maison familiale. Florentin songe qu'il peut tout juste espérer trouver un emploi de professeur de musique dans la situation qui est la sienne. Il chasse ces pensées et il se couche ; la tête enfouie dans son oreiller, caché sous les couvertures, le jeune homme tente de retenir ses larmes.
Cette nuit-là, Florentin rêve. Il revit le jour où sa famille ruinée a dû vendre tous ses biens après la mort de son père et il se souvient du chagrin de sa mère qui a rejoint son père en quelques semaines. Désormais seul au monde et ses rêves d'une carrière dans la musique envolés, il avait dû vendre ses dernières possessions dont son violon et partir à l'aventure, errant de place en place à la recherche d'une situation. Mais après six mois d'errance, il en était toujours au même point ,vivant de mendicité et de petits travaux. Il se rêve arrivant à la cour du roi, musicien adulé de tous qui a l'honneur de jouer pour le roi en personne. Il salue son public et il voit ses parents dans l'assistance, fiers de lui. Un sourire aux lèvres, il se détend enfin.
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