L'épreuve du bassin était de loin la cérémonie que je redoutais le plus. Pas qu'elle fut en elle-même la plus éprouvante ou la plus fréquente au Sanctuaire, se présenter nue sous le regard de Matra Marëna étant le seul inconvénient. Mais elle marquait chaque année le début d'une longue période de privations et de châtiments qui allait de paire avec mon échec systématique. J'étais de loin la plus âgée des Novices et pourtant, bien que mon initiation m'ait désignée dès ma naissance comme servante de la déesse Ëya, jamais le bassin n'avait accepté de s'illuminer pour moi, la déesse demeurant muette quant à mon avenir.
Chaque année, les Novices qui avaient achevé leur formation première étaient amenées devant l'entrée de la sombre caverne de cristal dans laquelle reposait le bassin sacré. La Matra nous alignait dans l'ordre que lui dictait son bon vouloir, puis elle nous attendait à l'intérieur. Comme toujours, j'étais la dernière des candidates à m'introduire dans la quiétude du lieu. La Matra veillait à pouvoir profiter tout son saoul de mon échec et je ne doutais pas d'être incapable de m'endormir sur le dos cette nuit...
Un frisson d'angoisse parcourut ma peau alors que j'abandonnais robe, voile et vêtements de corps à l'entrée de sanctuaire. Je savais parfaitement ce qui m'attendait et je n'avais aucun moyen d'y échapper. Je haïssais ce lieu, je haïssais le Sanctuaire, je haïssais Matra Marëna et, pire que tout, j'en venais de plus en plus à haïr Ëya elle-même. Une hérésie née de mes échecs qui ne faisaient que les rendre toujours plus certains. La déesse m'avait abandonnée dans cet enfer, tout comme mes parents l'avaient fait à l'annonce de mon statut. Pensaient-ils parfois à moi ? M'imaginaient-ils en fière Matra, répandant la lumière de la déesse sous mes pas ? Etaient-ils fiers de moi ?
Un raclement de gorge sévère me ramena à la réalité et je franchis le seuil de la caverne avec une amertume remontant ma gorge. Au fond du bassin aux eaux immobiles, le cristal luisait d'un faible éclat blanchâtre qui habillait les murs inégaux de reflets fuyants. Les mains masquant mon intimité, je me hâtai de rejoindre l'onde tiède pour m'extraire au regard noir de la Matra. Nous savions toutes deux comment cela finirait, inutile de traîner davantage. Je m'immergeai jusqu'au menton, dos à mon observatrice dans un vain simulacre d'intimité. Je fermai les yeux et priai de toute mon âme pour échapper cette fois à l'inévitable. Je n'osais toutefois pas rouvrir les paupières pour vérifier si la déesse répondait enfin à mon appel en illuminant de doré le cristal sous mes pieds.
- Ça suffit.
Un tremblement irrépressible s'empara de moi à ses mots et je luttais pour ne pas claquer des dents devant mon bourreau. Une telle marque de frayeur lui ferait bien trop plaisir. J'avisai du coin de l'œil sa poigne de raffermir sur son long bâton de cérémonie et je compris qu'elle se réjouissait déjà de punir mon impiété qui avait fait se détourner de moi Ëya. Le souvenir du bois dur contre mon dos et mes côtes me fit tressaillir et je glissai sur une arrête du cristal, basculant à la renverse. Ma tête heurta avec force le fond du bassin et je demeurais là, hébétée, observant les éclats dansant sur le plafond de la caverne. Le douloureux écho à l'arrière de mon crâne fut rapidement remplacé par la brûlure de mes poumons privés d'air mais j'étais incapable de bouger. Je n'en avais plus la force. Je n'en avais plus la volonté. Matra Marëna me sortirait-elle du bassin pour m'administrer mon châtiment ou préfèrerait-elle me regarder me noyer sans intervenir, trop heureuse de se voir enfin débarrassée de moi ? Et moi, que voulais-je ?
Toutes les voies s'ouvrent à toi. Choisis.
Ma fin était-elle proche à présent que mon esprit divaguait ? Pourtant la brûlure se fit plus pressante et la voix aux échos changeant, tantôt féminins, tantôt masculins, revint.
Choisis.
Quels choix s'offraient à moi ? Mourir ici ou sortir affronter les coups ? Recommencer ainsi d'année en année jusqu'à ce que la fin me délivre ? Quelle importance. D'ici, même une réaction positive de la déesse ne me séduisait plus. Comment pourrais-je vouloir gravir les échelons de mon enfer, en devenir une ambassadrice ? Je haïssais le Sanctuaire, je haïssais cette vie...
Je veux partir d'ici !
La réponse avait jailli en un cri muet de mon cœur meurtri. Plus que sa réponse, si la déesse pouvait me libérer du destin qu'elle avait apposé sur moi, alors elle ferait de moi la plus heureuse des Novices. Mais cela était-il seulement possible ?
Qu'il en soit ainsi...
Une décharge dans tout mon corps me sortit de ma transe et je me redressai vivement, aspirant à grandes goulées avides l'air qui m'avait tant manqué. Je me frottais les yeux pour en chasser l'eau et tâchais de rendre à mon cœur un rythme plus calme en apaisant ma respiration. Le bruit du bois rebondissant contre la roche me fit lever le regard vers la Matra. Livide, elle serrait le poing droit sur sa médaille tandis que de l'autre elle cherchait maladroitement le lourd trousseau de clefs à sa ceinture. Elle ne me quitta du regard que le temps d'ouvrir en hâte une vieille porte qui ne résista guère sous ses assauts tremblants.
- Sors de ce bassin sacré, maudite. Quitte le Sanctuaire de notre déesse sur le champ ou les gardiens de sa lumière te feront regretter ta perfidie !
Interdite, je la fixai sans comprendre avant de réaliser que l'ambiance lumineuse de la caverne avait changé. Effrayée, je jetai un regard au cristal sous mes pieds. La déesse ne m'avait pas libérée... elle m'avait damnée. Le bassin sacré ne diffusait pas la chaleureuse clarté dorée d'Ëya mais celle, froide et argenté, du dieu démon Aös.
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