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— Pourriez-vous, au moins une fois dans votre vie, faire preuve d’optimisme ? soupirai-je en levant les yeux au ciel.

Malcolm me fusilla du regard et donna une impulsion à sa monture. Cela faisait plusieurs jours que nous errions dans une curieuse vallée. Le climat y était sec, aride. Je passais mon temps à avaler de l’eau dans l’espoir d’apaiser mes tournis. J’avais recouvert mes cheveux d’une étoffe, mais rien n’y faisait. Nos chevaux avançaient au ralenti et je luttai pour ne pas m’évanouir.

Soudain, mon compagnon me fit signe de m’arrêter. Devant nous se dessinait un cours d’eau, ainsi qu’une étrange maison… à la forme d’une boîte à musique. Un silence pesant régnait.

— Je connais ce monde mieux que personne et pourtant, je n’ai jamais vu la lune se rapprocher aussi dangereusement de la terre, argua-t-il. Je n’ai jamais non plus de maison en forme de boîte à musique et…

Il écarquilla les yeux, stupéfaits, en discernant de mystérieuses silhouettes plantées autour de la maison. Les battements de mon cœur s’accélérèrent lorsque de lugubres plaintes résonnèrent autour de nous. Une odeur fétide me chatouilla les narines et m’arracha un haut le cœur.

— On dirait des… des cadavres, murmurai-je.

— Ce sont des gibdos, intervint une voix.

Des bruits de pas se rapprochèrent de nous et mon regard se posa alors sur un jeune garçon, tout de vert vêtu. Il portait une mystérieuse cagoule violette et ses poings étaient serrés autour d’une épée.

— Ils apparaissent lorsque la maison cesse de jouer de la musique, ajouta-t-il.

Il ôta sa cagoule, dévoilant une chevelure blonde et des oreilles pointues. Je fronçai les sourcils et échangeai un regard sceptique avec Malcolm.

— Que fais-tu ici, gamin ? intervint mon compagnon. Tu risques de te blesser avec cette…

En un quart de seconde, l’enfant avait bondi vers lui dans un cri guerrier. Pris au dépourvu, Malcolm recula et eut à peine le temps de saisir son arme que l’épée de l’enfant lui creusa une entaille sur la main. Le Patrouilleur étouffa un juron, tandis que l’enfant bomba le torse, fier de lui. J’esquissai un rictus sardonique et descendis de mon cheval.

— Je m’appelle Élia Montgomery, et voici Malcolm, dis-je dans l’espoir de détendre l’atmosphère.

— Link, répondit l’enfant.

— Mon ami et moi sommes perdus, confessai-je. Nous étions en route avec des amis, puis nous sommes arrivés ici. Mon compagnon est persuadé que nous nous trouvons dans un autre monde, mais je suis certaine qu’il se trompe. Pourrais-tu nous en dire plus ?

La perspective d’obtenir gain de cause face à lui était trop tentante. Depuis le début de notre périple, nous passions notre temps à nous chamailler. Si je l’appréciais sincèrement, il me mettait souvent hors de moi. Il remettait chacune de mes paroles en cause, dans l’unique but de ne pas perdre la face contre une femme.

— Nous sommes dans le canyon d’Ikana, révéla Link, dans le monde de Termina.

J’arquai un sourcil, perplexe. J’avais beau tout ignorer du Demi-Monde, les aveux de cet enfant n’auguraient rien qui vaille. Malcolm me fusilla à nouveau du regard et prit la parole :

— Que signifie cette lune ? On dirait qu’elle va s’abattre sur nous.

— Bien sûr, dit l’enfant avec un calme déconcertant. La lune va s’abattre sur nous d’ici trois jours.

Il nous fit signe d’attendre et fouilla dans sa sacoche, tandis que Malcolm m’adressa un sourire à la fois glacial et triomphal. Nous ne nous trouvions plus au Demi-Monde et mon instinct me susurrait que nous avions également quitté le Monde et l’Antimonde. Il avait raison et malgré le tragique de notre situation, il comptait savourer cette victoire jusqu’au bout.

— C’est une plaisanterie, n’est-ce pas, gamin ? demanda Malcolm.

— Bien sûr que non, s’offusqua Link. La lune va s’écraser ici dans trois jours et détruire toute forme de vie.

S’il n’avait pas été aussi sérieux, j’aurais presque éclaté de rire. Nous venions de quitter un monde en pleine perdition, rongé par la mort et des bêtes assoiffés de sang. Ce n’était pas pour apprendre que d’ici trois jours, la lune allait s’abattre sur moi !

Bientôt, le crépuscule s’abattit sur la vallée et je m’assis sur la terre ocre du canyon afin de reposer mes jambes.

— Vous n’avez pas les oreilles pointues, remarqua Link. Vous n’êtes pas d’Hyrule, alors.

— Non, répondis-je en empêchant Malcolm d’intervenir. Nous venons d’Endwoods, un village situé dans le Demi-Monde. Et nous souhaitons nous rendre dans le royaume des morts.

Au même moment, les gibdos émirent une plainte sinistre. Un vent glacial s’abattit dans le canyon et je resserrai ma laine autour de mes épaules. Toute chaleur était définitivement retombée et la même odeur fétide m’arracha un soupir de dégoût. Le regard de Link se voila d’une ombre mélancolique. Il baissa la tête et observa ses pieds jouer avec la terre. Malcolm étouffa un juron d’impatience et emmena son cheval vers le fleuve un peu plus bas.

—Excuse-le, soupirai-je. Le voyage est long et difficile. Tes révélations ont mis ses nerfs à rude épreuve.

Une secousse retentit dans le canyon, à peine perceptible. Je constatai soudain que la lune venait de se rapprocher, plus menaçante que jamais.

— Pourquoi fais-tu cette tête, Link ? demandai-je. Où te diriges-tu ?

— Vers la forteresse de pierre. Je dois libérer le dernier géant pour qu’ils puissent renvoyer la lune dans le ciel…

— Tu vas sauver le monde, alors ?

— Je n’ai pas envie de finir écrasé comme une crêpe, tu sais.

J’éclatai de rire.

— Et toi, pourquoi vas-tu dans le royaume des morts ? interrogea-t-il.

— Je dois donner naissance à mon enfant, indiquai-je en posant une main sur mon ventre. Je dois le faire avant de…

Les mots se perdirent au fond de ma gorge. Je n’avais pas la force de lui détailler mon périple, ni de lui révéler mes véritables objectifs. Je souhaitais seulement retrouver mon chemin au plus vite… et trouver la paix que je méritais. J’étais épuisée de ces aventures et de cette quête sans fin. Pourquoi la Déesse me refusait-elle un instant de grâce ? Pourquoi me perdait-elle dans ces mondes étranges, voués à la perdition ?

— Je crois que je comprends, murmura Link en s’asseyant à côté de moi.

Il s’éclaircit alors la gorge et tout en fixant la lune, me révéla :

—Tu n’as pas à t’inquiéter, tu sais. Tu l’as déjà trouvé, le monde des morts.

J’arquai un sourcil. Faisait-il référence à ces gibdos ? Il était vrai que leur allure, semblable à des cadavres recouverts de bandelettes blanches, pouvait donner le sentiment de se trouver sur une terre dominée par la mort. Mais si cela était le cas, où se trouvait l’aura de la Déesse ? Où erraient les âmes de tous les défunts de ce monde ? Pourquoi ce jeune garçon semblait-il constitué de chair et de sang, comme un être vivant ?

Link me remit trois masques. Le premier représentait une créature marron, similaire à une plante difforme. La seconde représentait quant à elle une créature plus amicale, aux lèvres longues et épaisses, et aux grands yeux violets. Le troisième enfin représentait une créature aquatique, aux teintes blanches et bleutées.

— Ces masques contiennent l’âme de trois créatures décédées, expliqua Link. Lorsque je suis arrivé ici, j’ai mis du temps à comprendre que ce monde était différent du mien. Les gens, les maisons, tout était…

— Similaire ? achevai-je.

Link acquiesça.

— Tu sais, lorsqu’une personne meurt, on prétend que ses proches traversent différentes périodes avant d’accepter sa disparition. Est-ce que tu les connais ?

Face à ma réponse négative, il brandit le masque de la plante difforme.

— Avant d’arriver à Termina, j’ai été attaqué par une créature. Elle m’a volée mon ocarina, ainsi que ma jument, Epona. Je suis tombée dans un gigantesque trou et j’ai découvert un petit arbuste mort, similaire au masque que tu vois là. C’était le début de mon aventure à Termina. Elle correspond à ce que l’on appelle le choc. C’est lorsque tu apprends la mort de ton proche. Puis survient le déni.

J’acquiesçai, avant de voir les souvenirs défiler dans mon esprit. Je me remémorai la course pour échapper aux cavaliers fous, ainsi que la disparition de mon fiancé… et mon arrivée dans le Demi-Monde.

— Ensuite, je suis allé secourir une princesse disparue. Un singe avait injustement été accusé de l’avoir enlevé et le père de la princesse était sur le point de l’exécuter. Il était tellement en colère…

Il posa le masque face à moi et je compris qu’il s’agissait de la deuxième étape. Je me remémorai alors la disparition de Graham, sa mort brutale et la haine palpable lors du procès de Karen, la fille du maire. Je l’avais vécu, moi aussi.

— La créature que tu vois là, avec les grands yeux violets, c’est un goron, dit Link. Le goron de ce masque est mort il y a un moment, mais son esprit refusait d’admettre la vérité. Son fantôme errait, plein de colère et de tristesse. Mais il a réussi à trouver la paix lorsqu’il a accepté son état.

Le marchandage, devinai-je. Moi aussi, pendant de longues semaines, j’avais posé un masque de mensonge. J’avais refusé de voir l’évidence, celle que j’avais quitté mon Monde et que de sombres pouvoirs sommeillaient en moi depuis toujours. La peur et la tristesse m’avaient tiraillées, au détriment de la réalité.

— La créature blanche et bleue est un zora. L’homme de ce masque adorait jouer de la guitare. Sa fiancée était si triste lorsqu’il a disparu. En plus, elle couvait des œufs, également introuvables aussi. Elle ne pouvait même plus chanter. Cette phase-là s’appelle la tristesse.

De nouveau, les mots de l’enfant faisaient écho en moi. La tristesse était sûrement l’étape la plus courte. Elle m’avait certes accompagnée durant mon périple à Endwoods, face aux différentes révélations que j’avais encaissées, ainsi que la perte de mes amis proches. Oui, la tristesse avait marqué mon aventure, tout comme le deuil. Néanmoins, elle n’avait pas été aussi brutale et violente que les autres phases.

— Tu n’as pas vécu ces étapes personnellement, remarquai-je.

— C’est vrai, admit-il. Mais comme ces créatures, j’ai aussi été dans le déni. Parfois, j’ai l’impression que je suis mort en tombant dans ce trou. Tout ce que je vis depuis n’est qu’un cauchemar. La lune, les fantômes, les monstres, le temps qui s’étire et s’accélère indéfiniment…

— Comme un purgatoire ? achevai-je. J’ai eu ce sentiment, moi aussi.

Je marquai une pause, me remémorant l’attaque des cavaliers fous et le coup d’épée, avant que ne survienne le trou noir.

— C’est pour cette raison que tu penses que j’ai trouvé le monde des morts ? repris-je.

— Tout dépend, rétorqua Link. As-tu traversé la dernière période ?

Il me désigna du doigt les gibdos.

— Un jour, alors que ton esprit a traversé de nombreuses émotions, tu prends conscience de la réalité… et tu t’y adaptes. Tout n’est pas rose et facile, mais tu continues ton chemin. C’est l’acceptation. Je n’ai pas encore réussi cette étape, avoua-t-il. Je dois pour cela pénétrer à l’intérieur de la forteresse de pierres… la forteresse des morts.

Un sourire las s’étira sur mes lèvres. Mon regard fixa Malcolm et une vague de chaleur envahit ma poitrine. Ma mère nommait cette capacité « résilience ». Je songeai que désormais, le Demi-Monde et ses étranges coutumes étaient miennes. Les créatures qui le peuplaient, mes pouvoirs et la perte de mon fiancé… j’y avais survécu, pour devenir plus forte que jamais. Le masque de crainte et de déni, que j’arborais depuis mon enfance, s’était brisé à tout jamais. J’avais accompli mon destin.

— Je ne suis pas morte, pourtant… murmurai-je.

Link m’adressa un sourire et sortit un petit instrument de musique. Avant que je n’eusse le loisir de lui poser la question, il souffla à l’intérieur et une agréable mélopée caressa mes oreilles. Mon cœur s’alourdit néanmoins et les larmes coulèrent le long de mes joues.

— C’est le chant du temps inversé, expliqua-t-il. Grâce à lui, le temps se ralentit et la lune ne tombera pas tout de suite sur nous.

Il ramassa ensuite les masques, les rangea dans sa sacoche et épousseta son épée dont la lame s’était recouverte de terre.

— Bientôt, la maison va jouer de la musique et les gibdos que tu vois là vont s’enfoncer dans la terre. Ils n’aiment pas entendre la mélodie. Le chemin sera donc libre. Je pourrais accomplir ma dernière quête et qui sait, trouver la paix, moi aussi ?

— Je te le souhaite.

Il esquissa un sourire et brandit la cagoule violette.

— Nul besoin d’être morte pour accepter son sort, dit-il. Si tu es en route vers le monde des morts, c’est que tu as probablement accepté ton destin et trouvée la paix… à ta manière.

Une autre secousse fit trembler le canyon. La lune tomba un peu plus bas dans le ciel. Malcolm poussa un autre juron un peu plus loin et je ne pus m’empêcher de sourire à mon tour.

— Ton ami et toi n’avez jamais été perdu. Maintenant que le temps est ralenti, vous arriverez tranquillement au bout de votre chemin. Ne t’en fais pas, Élia Montgomery. Morte ou non, tu as pris la meilleure décision.

— Merci, Link.

Sur ces mots, il arma son bouclier et continua tranquillement son chemin en direction de la mystérieuse maison.

Notes: cette histoire met en scène Elia et Malcolm, d'un univers original (de Brume), ainsi que celui du jeu vidéo Zelda Majora's Mask, dans le canyon d'Ikana, avec le personnage de Link et d'autres éléments du jeu (les gibdos et la maison en forme de boîte à musique). De plus, je reprends une théorie du jeu, qui prétend que Link, le héros, serait mort au début du jeu et que toutes les quêtes qu'il accomplit seraient les différentes étapes du deuil.

Comme ce jeu a été l'une de mes principales sources d'inspiration pour Brume, j'ai pensé que ce clin d'oeil serait sympa.


Texte publié par Elia, 2 avril 2018 à 11h30
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