Ils cheminèrent pendant un quart d’heure seulement, en s’arrêtant régulièrement, tendant l’oreille à la recherche du grincement révélateur. La lumière s’était encore raréfiée ; une taie grisâtre s’étendait sur la forêt silencieuse, que ne dérangeait que le crissement de leurs pas dans la neige et le bruissement occasionnel de quelques brindilles…
Soudain, un craquement sinistre attira leur attention ; il fit suivi par le son d'une lourde chute. Sur leur gauche, les arbres s’effondraient de nouveau. Par quelques gestes, Erasmus intima la discrétion à son compagnon. Les deux hommes s’avancèrent à pas lents vers l’origine des destructions.
C’était une chose de connaître l'existence de cette créature…mais c’en était une autre de la voir de ses propres yeux.
Elle était immense, trois fois plus grandes que les sapins qui l’environnaient, avec un épiderme d’un gris sombre, parcouru de profonds sillons et constellé de lichen et de mousse. Sa forme générale semblait humanoïde, mais avec des membres exagérément longs et maigres et des articulations noueuses, qui émettaient à chaque geste le grincement sinistre qu’ils avaient entendu précédemment. Sa face ressemblait à un masque d’écorce. Des protubérances de part et d’autre du front formaient comme des cornes, les yeux se réduisaient à des creux au fond desquels brillait une lueur verdâtre. Aucun son ne sortait de la béance qui lui servait de bouche…
Occupé à se mettre à couvert, tout en veillant à ce que son compagnon en fasse de même, Erasmus discerna ces éléments dans le désordre… Une odeur forte de résine emplissait tout l’espace, et le chasseur de monstres repensa au calembour du Français avec une grimace.
De minuscules flocons avaient commencé à tomber, brouillant légèrement les contours de la créature. Elle avançait avec lenteur, en se baissant de temps à autre pour faucher les arbres d’un grand revers de son bras noueux. Il entendit son compagnon prendre une inspiration tremblotante avant de laisser échapper quelques jurons distingués.
Erasmus savait qu’il devait faire vite… Il n’aurait plus une telle opportunité. Il fouilla dans son sac et en sortit le projectile qu’il prévoyait pour abattre ce géant. Il s’agissait d’un épais pieu de bois fraîchement taillé, terminé par une solide pointe de fer, et qui s’ouvrait en deux pour dévoiler un sillon. Il tira d’un compartiment capitonné une fiole opaque. Elle contenait une substance soigneusement élaborée pour l’occasion, qu’il versa avec une extrême précaution. La poudre blanche, légèrement cireuse, s’assombrit aussitôt. Il sentait le regard du Français par-dessus son épaule, et la question qu’il retenait.
« Un dérivé de phosphore, qui brûle particulièrement lentement, mais qu’il est impossible à éteindre.
— Mais… pourquoi un pieu de bois ? s’enquit l’homme.
— Un projectile de métal seul ne ferait que s’enfoncer dans son corps ligneux, sans l’arrêter pour autant.
— Vous voulez dire que cet être est… fait de bois ?
— Ce n’est ni plus ni moins qu’un arbre animé. Ils vivent habituellement dans des zones très reculées, loin de l’humanité.
— Alors pourquoi celui-ci est-il venu détruire des campements et des villages ? Est-ce qu’il a des griefs particuliers envers les humains ? »
Erasmus ne savait toujours pas ce qui le poussait à répondre à ce fieffé curieux. Peut-être parce que son intérêt, couplé à son sang-froid manifeste, le rendait plus sympathique que la plupart des humains qu’il était contraint de côtoyer.
« Quand ils sont jeunes, expliqua-t-il, ils restent de nombreuses années enracinés et rien ne les distingue d’arbrisseaux ordinaires… Il est possible qu’un humain soit venu couper du bois dans l’une de leur… pépinière.
— Oh… »
Le Français soupira :
« Et en usant de ma hache, je l’ai attiré de nouveau par là ? »
Erasmus glissa une mèche à l’arrière du canal et referma soigneusement le pieu à l’aide de tenons. Puis il tendit l’arbalète, plaça le projectile et chercha le meilleur axe de visée vers la créature.
« Oui, le bruit a dû l’alerter et le pousser à revenir sur ses pas. Mais je ne vous en veux pas… Au contraire. Pouvez-vous me rendre un service ?
— Bien sûr ! s’empressa de répondre le Français.
— Parfait. Il vous suffira de mettre le feu à la mèche, dès que je vous le dirai… Juste avant que je lâche le carreau ! »
L’homme acquiesça. Erasmus lui tendit un boutefeu :
« Avez-vous ce qu’il faut pour l’allumer ?
— Oui, ne vous inquiétez pas ! »
Le chasseur de monstre usa de sa puissance impressionnante pour armer l’arbalète, puis plaça le pieu et attendit ; l'immense silhouette s’éloignait à présent d’eux… pas après pas, broyant toujours plus d’arbres sur son passage.
« Prenez votre hache et frappez le tronc le plus proche ! » ordonna-t-il à son assistant involontaire.
L’homme obéit ; il ôta l’outil de sa ceinture et commença à frapper un sapin effondré à côté d’eux, avec une régularité méthodique. La forme gigantesque s’immobilisa et sembla hésiter un instant, avant de pivoter lourdement sur elle-même et de se diriger vers l’origine du son.
La créature se rapprocha, avançant vers eux, son grand corps courbé vers l’avant, le feu verdâtre de ses yeux braqués sur ceux que les siens considéraient comme des ennemis à éradiquer. L’intelligence de ces êtres demeurait très basique, mais ils étaient aussi coriaces que persévérants.
Heureusement pour Erasmus, les trouées occasionnées par son précédent passage offraient une fenêtre de tir tout à fait appréciable. Il lança un regard vers son complice involontaire :
« Allez-y ! »
Le Français ôta sa moufle droite et titra de la sacoche qui pendait à son côté, par-dessus la pelisse, un briquet en argent dont il se servit pour allumer le boutefeu. Il manœuvra avec précaution la baguette pour que les deux mèches se touchent, en prenant soin de ne pas brûler Erasmus. Le chasseur appuya sur la détente et regarda filer le carreau fumant vers le corps qui se penchait vers eux. Une main qui ressemblait à un bouquet de branches tordues se tendait déjà vers eux, prête à les agripper, quand le projectile le frappa en pleine poitrine, s’enfonçant profondément dans la chair ligneuse.
Aussitôt, le monstre leva la tête en un hurlement muet avant de ramener son bras pour tenter d’arracher ce dard qui commençait à le consumer.
« Venez, il faut filer ! » gronda Erasmus.
Il ramassa ses affaires et se mit à courir vers la piste la plus proche : son compagnon le suivit, après un temps d’hésitation. La progression était difficile au milieu des arbres effondrés, mais ils trouvèrent enfin une zone restée intacte, où ils s’arrêtèrent pour souffler. Le Français, courbé en avant, appuya ses mains sur ses genoux en haletant.
« Ma foi, déclara-t-il quand il eut enfin retrouvé assez de souffle pour se redresser, je ne verrai plus les arbres de la même manière ! Mais… dites-moi, que va-t-il se passer à présent pour cet être ? »
Erasmus prit le temps de ranger correctement ses affaires et de replacer son paquetage sur son dos, avant de répondre enfin :
« Le phosphore va continuer de se consumer dans son corps, et son sang… ou plutôt, sa sève qui est très inflammable. Il brûlera de l’intérieur, littéralement. »
Le Français frissonna :
« C’est assez terrible… N’y avait-il pas d’autres moyens ?
— La nature est ainsi faite, mon ami, répondit abruptement Erasmus. Si, pour survivre, il faut détruire un adversaire, il n’y a aucune raison d’hésiter. De plus, il est bien préférable que je sois celui qui l’élimine… rapidement et efficacement. Avant qu’on entende trop parler de lui et que l’on décide de partir éradiquer ses frères, même s’ils sont loin et inoffensifs pour le moment… »
Son compagnon s’assit sur une souche et regarda pensivement le ciel assombri.
« Vous avez sans doute raison… Il est préférable, pour les mêmes raisons, que je ne parle à personne de cette aventure, ou que je n’évoque cet être que comme une vague légende…
— Évoquer ? »
Erasmus se crispa. Le Français esquissa un petit sourire :
« Voyez-vous, je suis une sorte de compilateur… d’encyclopédistes de faits étranges et mystérieux… et si je ne me trompe pas… j’ai eu l’honneur de rencontrer aujourd'hui un membre de la famille Dolovian, cette célèbre lignée de chasseurs ! Mais n’ayez crainte, ajouta-t-il en levant une main apaisante, je n’ai aucune intention d’en parler à quiconque. Je respecte trop votre réputation ! »
Ses paroles semblaient franches et sincères, et le chasseur décida de lui faire confiance… ce n’était pas comme s’il avait le choix !
Le monde autour d’eux avait retrouvé sa sérénité ; l’odeur de résine avait quasiment disparu, et il pouvait de nouveau percevoir des senteurs plus familières : le cuir récemment tanné de son long manteau, de la graisse de phoque qui avait servi à le protéger, de la fumée qui l’imprégnait…
Soudain, un bruit attira son attention ; un homme avançait vers eux avec précipitation, aussi emmitouflé qu’eux. Quand il fut à portée de voix, il s’écria d’un ton soulagé :
« Alexandre, vous voilà enfin ! Je vous ai cru broyé par cette… tempête… ou tremblement de terre… je ne sais !
— Tout va bien, mon ami ! J’étais entre de bonnes mains ! »
Ses yeux gris pétillaient d’amusement.
« Mais j’avoue avoir été un peu… secoué par cette aventure. Il est plus sage que désormais, je me contente d’explorer le folklore de mon pays, ce sera bien plus tranquille ! Mon jeune ami, je vous remercie pour tout. Il faut prendre congé de vous, mais je ne vous oublierai pas de sitôt ! »
Erasmus le regarda s’éloigner avec ce qu’il pensait être du soulagement, mais qu’il reconnut comme une sorte de vague regret. Ce singulier personnage ne manquait pas d’un certain charisme et malgré sa misanthropie latente il se prit à espérer le recroiser…
Mais il était fort peu probable qu’il entende de nouveau parler de lui. Et ce n’était sans doute pas plus mal.
Il réassura son paquetage sur son dos et repartit en direction du village le plus proche, où ses commanditaires l’attendaient pour lui remettre son paiement pour le service accompli.
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