Il avait longtemps cherché ce qu’il pouvait offrir à sa sœur. Dans sa famille, les cadeaux étaient officiellement donnés au Nouvel An, sans doute pour se féliciter d’être encore en vie après une autre année remplie de missions dangereuses. Mais cette coutume prenait un tour particulièrement poignant quand il s’agissait de Desideria, dont chaque mois de survie était presque un miracle…
Quand il entra dans la bibliothèque, il était déjà tard pour cette journée d’hiver. Il fut salué par la lueur des lanternes – seules de flammes soigneusement encloses étaient tolérées dans la demeure. La jeune fille chantait un air ukrainien, qui servait également d’incantation magique pour la nouvelle année et qu’elle avait sans doute appris d’un des domestiques. Sa voix pure et légère s’élevait, un peu étouffée par les parois de bois et de papier. Il y avait quelque chose de lancinant dans cette mélopée :
« Shchedryk shchedryk, shchedrivochka,
pryletila lastivochka,
stala sobi shchebetaty,
hospodarya vyklykaty... »
Il s’arrêta un instant sur le pas de la porte, la tête baissée. Il ignorait si elle accepterait son présent. Il ne voulait pas lui laisser penser qu’il la méprisait… Qu’il la trouvait trop faible… bien au contraire ! Il resserra nerveusement sa prise sur l’objet qu’il avait fait réaliser pour elle par un artisan de la ville voisine.
L’écho des dernières lignes de chant flottait encore dans le silence, quand il s’approcha et l’appela doucement, pour ne pas la surprendre :
« Desi ?
— Eri ! Tu es déjà rentré ? »
Il s’avança vers la jeune fille, encore une fois blottie dans son fauteuil préféré, et s’arrêta à quelques mètres d’elles avec son long paquet couvert de papier grossier.
« J’ai quelque chose pour toi… Mon présent pour la nouvelle année… »
La jeune fille lança vers lui un regard pétillant :
« Oh ! Merci, Eri ! J’ai hâte de savoir de quoi il s’agit ! »
Pour toute réponse, il s’avança et le dressa devant elle. Sous son regard curieux, il arracha l’emballage, dévoilant un superbe lutrin soutenu par un pied robuste, dont on pouvait régler la hauteur par un système de crémaillère. La partie destinée à recevoir un livre avait été sculptée de motifs végétaux : houx, pommes de pin, ainsi que de figures de renards qu’on entrevoyait entre les branchages comme s’ils jouaient à s’y cacher.
« Erasmus ! souffla Desideria. Il est splendide ! Non seulement il va me rendre de grands services, mais c’est une véritable œuvre d’art ! »
Il sentit un terrible soulagement le gagner.
« Je suis vraiment heureux qu’il te plaise ! »
Il se baissa pour recevoir un baiser sur la joue. Mais quand il voulut se redresser, les bras frêles de sa sœur le retinrent, le gardant un moment encore courbé vers elle.
« Eri… souffla-t-elle. Je vais le garder avec la plus grande joie. Je suis touchée que cette merveille ait été réalisée pour moi. Quand je disparaîtrai, je veux qu’il aille à quelqu'un qui en a autant besoin que moi et qui sera digne de le recevoir… Ce serait merveilleux si c’était l’un de tes enfants, si tu en as un jour ! Peux-tu me le promettre ? »
Erasmus détestait penser au décès de sa sœur, mais il ne voulait pas la plonger dans le tracas en repoussant sa demande.
« Oui, Desi ! Je te le promets, et j’espère que ce sera le plus tard possible ! »
Deux ans plus tard, Desideria s’éteignait, âgée d’à peine vingt ans, dans son sommeil. Esramus conserva toujours le lutrin, malgré ses incessants voyages, et finit par le ramener à Londres quand il s’y installa de façon permanente, sans jamais avoir le courage de s’en séparer… Il aurait eu le sentiment de perdre le peu qui lui restait d’elle…
Quelqu’un buta contre lui :
« Pardon », maugréa l’inconnu qui filait avec un paquet sous le bras, qui contenait sans doute une dinde farcie. Erasmus le regarda partir dans la neige piétinée sans le voir. Il sentit quelque chose de tiède couler sur son visage ; quand il toucha sa joue, il découvrit une humidité suspecte. Quel embarras pour le redoutable directeur de Gladius Irae, réputé pour sa rudesse et son inflexibilité ! Mais, heureusement, personne n’était là pour le reconnaître. Il effaça les larmes d’un revers de manche et murmura :
« J’ai compris, Desideria. J’aurai dû y penser avant… Depuis que tu es partie, personne ne m’a autant touché que ce garçon ! Comme toi, il trouve du réconfort dans la lecture et l’étude et les livres qui lui offrent sa seule vision du monde. Comme toi, il est terriblement fort, plus que je ne serai jamais. Et comme toi, il me donne une profonde envie de le protéger… »
Il serra le poing en signe de résolution silencieuse :
« Mais pour lui, les choses seront différentes ! Avec du temps et de la patience, le monde lui ouvrira les bras et il pourra le découvrir à sa guise ! Et je serai là pour l’y aider ! »
Comme un père… souffla le vent.
Même s’il ne se donnerait jamais ce nom, cette fois, Erasmus l’accepta d’un sourire. Il se mit à la recherche d’un cab pour regagner au plus vite son appartement.
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