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tome 1, Chapitre 2 « Lucia » tome 1, Chapitre 2

C’était une cérémonie ancienne, qu’on ne maintenait que par tradition, en dépit de l’arrivée du dieu chrétien. Souvent, elle se doublait durant la journée d’une procession à la vierge et aux Saints, pour demander la fin de l’hiver, la protection des troupeaux et des récoltes. Mais quand la lumière baissait, plongeant le monde entre chien et loup, des temps presque oubliés s’éveillaient dans cette campagne reculée.

La célébration devenait plus sauvage, plus débridée ; de grands feux repoussaient le froid et la nuit ; pour conjurer le peuple avec lequel les habitants devaient partager la contrée, les jeunes hommes se revêtaient des fourrures de loups dont la tête leur servait de couvre-chef, les plaçant à mi-chemin entre l’humain et l’animal.

Lucia avait été choisie comme reine de la fête, parmi toutes les autres filles du village. À quinze ans, elle possédait déjà le corps d’une femme, de larges yeux sombres et brillants, une peau ferme et claire qui se teintait de rose. Pour célébrer la fécondité et l'avènement du printemps, on lui avait fait enfiler par-dessus sa robe brodée un manteau rouge, ornée d’un capuchon qui dissimulait ses cheveux bruns. C’était un grand honneur, d’autant qu’il n’y avait pas eu d’élues depuis plusieurs décennies… la dernière avait été sa babička (6)… mais à son retour, elle n’avait plus jamais été la même. Après s’être mariée sur le tard et avoir donné naissance à sa mère, elle était partie habiter en un lieu isolé, à l’écart des autres maisons aux toits pentus.

La jeune fille avait été assise sur un trône un peu surélevé, décoré de fleurs séchées, d’épis soigneusement conservés à cet effet, des fruits de l’automne qui avaient pu être préservés en dépit de l’hiver. La saison froide était particulièrement rigoureuse cette année-là et ne semblait pas prête à relâcher son emprise sur les terres engourdies.

On lui avait expliqué en détail l’importance de sa mission. Au cours de cette nuit sacrée, les loups de chair et de sang menaient leur propre célébration, adorant leurs esprits tutélaires. C’était le moment où le pacte devait être conduit entre le le peuple des humains et celui des vlci (7), par le biais d’un oběť (8), un sacrifice. Lucia serait prise comme épouse par la divinité de la forêt, qui la dévorerait pour la faire renaître sous la forme de la déesse louve de la fécondité. Bien sûr, tout cela ne serait que symbolique, mais la fête établirait de bons augures pour l’année à venir. Les loups respecteraient les troupeaux des paysans locaux et attireraient les vents favorables sur les champs.

Le froid qui mordait ses joues l’empêchait de tomber dans la somnolence. Elle aurait pu éprouver de la lassitude et de l’ennui, mais les célébrations devant ses yeux la plongeant progressivement dans un état d’euphorie. De grands feux avaient été allumés autour desquels les villageois dansaient au son lancinant des gajdy (9) et des violons. Elle aurait aimé les rejoindre, mais elle ne pouvait que contempler leurs mouvements hypnotiques, jusqu’à ne plus trop savoir si elle se trouvait dans un rêve ou dans la réalité.

Les heures passaient ; le ciel était clair, dévoilant les constellations et la Voie lactée comme de vastes éclaboussures lumineuses sur le velours noir de la nuit. La lune éclairait le paysage de son œil laiteux. Enfin, les anciens du village, deux hommes et une femme, qui ressemblaient à des pantins de bois sec enveloppés dans de précieuses étoffes brodées, vinrent la délivrer.

Ils la firent descendre de son trône improvisé, pour la mener au milieu du cercle des danseurs. Là, les trois vieillards se penchèrent vers elle et lui mirent entre les mains un panier qui contenait des offrandes : des épis soigneusement conservés de l’été précédant, du fromage, du pain sans levain, quelques fruits qui commençaient à se racornir… Comme un présage de ce que le printemps viendrait leur rendre, si les rites étaient respectés.

« Tu dois la porter à l’autel de la déesse-louve, lui souffla la vieille femme, approchant ses lèvres fines et fripées de son oreille. À notre mère d’abondance, celle qui nous enfanta tous, mais dont le sein est à présent flétri comme celui de la vieille femme que je suis. Ta jeunesse et ta vigueur lui rendront tout son pouvoir nourricier. Va à présent, que les loups t’accompagnent… »

Les deux anciens la prirent chacun par une main pour la mener sur le sentier qui filait vers la forêt. Lucia contempla avec horreur le fin ruban bordé de haies ébouriffées, qui s’enfonçait sous la sombre cathédrale des arbres réduits à leur squelette de branches noires alourdies par la neige.

Ses pieds trop longtemps immobiles lui semblaient à peine toucher le sol, tandis qu’elle avançait dans l’obscurité à peine percée par la lueur des torches, étrangement diffuse dans l’air glacé. Elle savait qu’elle devait aller tout droit le long du chemin, jusqu’à l’endroit où s’élevait l’autel. Lucia en avait entendu parler, par sa mère et surtout sa grand-mère, mais à mots feutrés, comme pour éviter qu’elle puisse les comprendre. Elle se demanda si cette mère était la Sainte Vierge, ou une tout autre figure.

Elle continua à marcher, s’éloignant progressivement du village, rentrant sous les hauts arceaux des branches. Ses mains enveloppées de mitaines se resserrèrent sur l’anse du panier. Elle pouvait voir d’étranges ombres jouer çà et là entre les arbres. Du coin de l’œil, elle perçut des formes furtives, couvertes d’une fourrure argentée, qui traversaient l’espace entre les troncs grisés par la pénombre. Avec eux allait et venait des sifflements qui s’unissaient en une rumeur lancinante. Elle savait, confusément, qu’il s’agissait des jeunes gens du village, vêtus de peaux de loups, qui fouettaient l’air de minces badines… mais ses sens faussés par la nuit, par la fatigue et peut-être par le vin aux herbes qu’on lui avait administré n’étaient plus bridés par la raison.

Pas après pas, elle poursuivit sa route…


(6) Grand-mère

(7) Loups

(8) Sacrifice

(9) Sortes de cornemuses


Texte publié par Beatrix, 8 avril 2018 à 12h59
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